Armements Nucléaires – Doctrines d’emploi actuelles des principaux états détenteurs

Une petite dizaine d’États est aujourd’hui détentrice d’armes nucléaires. Cette dizaine de détenteurs comprend en premier lieu les États dotés au sens du Traité de non-Prolifération (TNP), les États-Unis d’Amérique, la Fédération de Russie, le Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du nord, la République Française et la République Populaire de Chine, tous états membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Trois États sont par ailleurs détenteurs officiels d’armes nucléaires mais ne sont pas considérés comme des États dotés au sens du TNP, la République de l’Inde, la République Islamique du Pakistan et la République Populaire Démocratique de Corée (du Nord). Enfin l’État d’Israël a toujours nié détenir un armement nucléaire et doit, de ce fait, être classé parmi les états non détenteurs au sens du TNP.

Pour être complet, rappelons qu’un état a renoncé à l’armement qu’il détenait, la République d’Afrique du Sud, et ne fait par conséquent plus partie de cette liste des états détenteurs. Au-delà de ces détenteurs officiels, plusieurs états, appelés états du « seuil », seraient en mesure d’être détenteurs à brève échéance, parce qu’ils maîtrisent l’ensemble des technologies indispensables à la construction d’un arsenal nucléaire. On peut citer le Japon, l’Allemagne, le Brésil, l’Iran, la Suisse…

Si l’on excepte l’État d’Israël qui, par construction, n’a pas de doctrine d’emploi, chacun des huit états détenteurs déclarés possède une doctrine, pour partie secrète, qui poursuit toujours les deux mêmes objectifs. Le premier est interne, destiné à faire connaitre à sa population et à ses forces armées les circonstances et les conditions de mise en œuvre de ses armes nucléaires, tandis que le second vise à dissuader ses adversaires d’entrer en conflit avec lui. Quand on les compare, ces déclaratoires présentent cependant d’assez larges différences que l’on peut ranger en deux grandes familles : celle des déclaratoires « non-emploi en premier » et celle « d’usage pour protéger de menaces sur les intérêts vitaux ».

Nous présentons ci-dessous notre perception des doctrines de ces huit états auxquels il convient d’ajouter celle de l’Alliance nucléaire qu’est l’OTAN, qui possède une doctrine d’emploi, mais qu’il convient de considérer comme singulière de par sa nature particulière. Cette synthèse s’appuie sur l’ouvrage de Bruno Tertrais : « Doctrines nucléaires officielles : état des lieux ».

1. États-Unis d’Amérique

La doctrine d’emploi américaine est exprimée au fil du temps au travers des « Nuclear-Posture Reviews » (NPR). La NPR en vigueur date de 2018, alors qu’une nouvelle, commandée par le Président Biden, est en cours d’élaboration. Soulignons que deux NPR successives peuvent présenter des différences importantes, marquant clairement la sensibilité de chacun des deux grands partis politiques américains en matière du rôle des armes nucléaires mais aussi de vision de la garantie de sécurité qu’ils souhaitent apporter à leurs Alliés. Un point central de différence est par exemple celui du « sole purpose », élément doctrinaire qui limiterait l’emploi du Nucléaire à prévenir une menace nucléaire.

Selon l’actuelle NPR de 2018, les forces nucléaires américaines procurent une Dissuasion sure et sécurisée1protégeant la Patrie et assurant les Alliés. Leur utilisation ne pourrait intervenir que dans les circonstances les plus extrêmes, pour protéger les intérêts vitaux des USA et ceux de leurs Alliés. Elles sont considérées comme l’élément unique pour prémunir les USA et leurs Alliés contre toute agression, nucléaire ou non, leur rôle primordial étant de prévenir toute attaque nucléaire. Au-delà du territoire national, la Dissuasion étendue est un élément essentiel de la politique étrangère américaine et est considérée comme un élément fondamental pour lutter contre la prolifération (des Alliés).

Les forces nucléaires américaines sont l’ultime élément de sécurité qui permettrait de rétablir la sécurité au cas où la Dissuasion échouerait (« capacité de frappe en second en toutes circonstances ») et, sur le long terme, à se prémunir contre toute surprise stratégique. Leur engagement interviendrait selon une réponse graduée et flexible pour faire face à un large spectre de menaces. La stratégie du gouvernement américain prévoit aussi une coordination avec ceux de ses Alliés, acteurs de la Dissuasion.

2. Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord

Pour le Royaume-Uni, l’emploi de l’arme nucléaire a un caractère exclusivement stratégique. La capacité d’exercer des dommages « largement supérieurs » aux bénéfices d’une agression où que ce soit dans le monde est un critère dimensionnant pour la dissuasion britannique. Il n’existe pas de référence à la nature exacte des dommages qui seraient infligés à un agresseur.

Le champ du Nucléaire est presque exclusivement limité à la menace nucléaire, même si l’emploi en premier reste possible. Seules des « circonstances extrêmes de légitime défense » (de menace extrême) justifieraient le recours à l’arme nucléaire. Selon le Livre blanc britannique (« White Paper ») sur la politique nucléaire de 2006, le Royaume considère qu’il doit envisager trois scénarios de menace nucléaire :

  • Un scenario où la menace serait le fait d’une puissance majeure,
  • Un scenario où la menace serait le fait d’une puissance régionale,
  • Un scenario où la menace résulterait d’une action d’un terrorisme d’État.

Le Royaume-Uni se réfère depuis longtemps aux « intérêts vitaux ». Ces intérêts vitaux n’ont pas seulement trait à la sécurité du Royaume-Uni. La sécurité des alliés est explicitement incluse dans le périmètre de la dissuasion britannique.

Les garanties négatives de sécurité2 octroyées par le Royaume-Uni sont réservées aux États s’acquittant de leurs obligations au titre du Traité de non-prolifération nucléaire ; elles pourraient être revues en fonction de l’évolution de la menace chimique et biologique.

3. République Française

La doctrine française d’emploi des armes nucléaires est restée globalement inchangée depuis son premier énoncé dans les années 60. La dernière mise à jour a été faite par le Président Macron lors de son discours du 07 Février 2020.

La stratégie nucléaire française vise à empêcher la guerre et les forces ne sont dirigées contre aucun pays. La Dissuasion française repose sur une doctrine strictement défensive impliquant que les armes nucléaires ne sont en aucune façon des armes de bataille. Les forces de dissuasion nucléaire sont, en ultime recours, la clé de voûte de la sécurité et la garantie des intérêts vitaux français. Toute menace d’origine étatique contre les intérêts vitaux français, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en serait la forme, serait redevable de la dissuasion nucléaire. Pour la doctrine française, ce n’est pas la nature de l’agression qui serait déterminante mais le fait qu’elle s’en prenne aux intérêts vitaux français. Elle ignore de ce fait le « sole purpose » et la riposte graduée.

Les forces nucléaires, par une frappe en second, seraient capables d’infliger, sur les centres de pouvoir d’un état qui viendrait à s’en prendre aux intérêts vitaux de la France, des dommages inacceptables sans commune mesure avec les gains qu’il pourrait espérer.

La doctrine française fait aussi état d’une frappe d’ultime avertissement qui pourrait intervenir aux fins de rétablir la dissuasion afin de convaincre un adversaire qui se serait mépris sur la détermination de la France. Cet avertissement nucléaire serait par nature unique et non renouvelable.

Formulé pour la première fois durant la Guerre Froide, le concept d’ultime avertissement consistait à envisager l’emploi éventuel des armements nucléaires tactiques comme l’ultime avertissement qui serait adressé à l’agresseur avant l’utilisation des armements stratégiques, afin de l’amener à renoncer à son entreprise. Il s’agissait d’un coup de semonce avant la prise de décision de la frappe stratégique et non d’un barreau d’escalade semblable à ce qu’avait conçu l’Otan dans le cadre de la riposte graduée.

Le concept d’ultime avertissement a été maintenu après la fin de la Guerre Froide et la disparition des armements nucléaires tactiques. Désormais, cet avertissement se matérialiserait sous la forme d’un tir dont la puissance et l’objectif seraient adaptés, ou encore d’une explosion dont l’effet exclusif serait une impulsion électromagnétique.

4. Cas particulier de l’OTAN

Les États-Unis ont pris des engagements formels pour garantir la sécurité de leurs alliés Européens, Asiatiques ou de la zone pacifique. La politique nucléaire actuelle de l’OTAN se fonde sur deux documents publics approuvés par les Alliés, le concept stratégique de 2010 et la revue de la posture de dissuasion et de défense (DDPR) qui été approuvée au sommet de l’OTAN à Chicago, en mai 2012.

L’objectif fondamental des forces nucléaires de l’OTAN est la dissuasion. Cette protection est principalement assurée par les forces stratégiques des États-Unis et par les forces nucléaires stratégiques du Royaume-Uni et de la France, qui ont un rôle de dissuasion propre tout en contribuant à la sécurité globale de l’Alliance.

Au-delà de ces forces, qui possèdent une capacité de frappe en second mais qui sont exclusivement mises en œuvre par chacune des trois puissances nucléaires alliées qui les détiennent, la posture de dissuasion nucléaire de l’OTAN repose sur les armes nucléaires déployées par les États-Unis « à l’avant » en Europe, n’ayant pas de capacité stratégique et qui restent sous le contrôle et la garde absolus des États-Unis.

5. Fédération de Russie

Le document : « Les fondements de la politique de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire » diffusé le 2 juin 2020 est aujourd’hui la référence en matière de Doctrine d’emploi russe.

Selon ce document, la posture de dissuasion nucléaire russe ainsi que l’emploi d’armes nucléaires s’inscrivent dans une approche exclusivement défensive. Cette posture vise tout autant à dissuader un adversaire potentiel d’entreprendre une « agression » contre la Russie ou ses alliés, qu’à empêcher l’escalade d’un conflit. Elles permettent d’exercer des représailles « inévitables et inacceptables » sur tout adversaire conduisant une attaque contre la Russie ou contre ses alliés, et ce, quelles que soient les conditions. Cette doctrine énonce également le principe de « l’escalade pour la désescalade », qui est une posture de dissuasion dont l’enjeu est «d’empêcher l’escalade d’actions militaires et permettre leur fin dans des termes favorables à la Russie ou à ses alliés». Elle stipule enfin que la posture de dissuasion nucléaire russe obéit au principe d’imprévisibilité, en ce qui concerne l’étendue, le moment et le lieu des représailles nucléaires

La Doctrine envisage le recours à l’arme nucléaire en réponse à l’emploi contrela Russie ou contre ses alliés d’armes nucléaires et d’Armes de Destruction Massive (chimiques, bactériologiques), ainsi qu’en cas d’agression contre la Fédération de Russie à l’aide d’armes conventionnelles quand l’existence même de l’État serait menacée.

La Doctrine envisage quatre situations qui pourraient conduire la Russie à utiliser ses armes nucléaires. 

  1. Une information fiable qu’un tir de missiles balistiques a été engagé contre la Russie ou contre ses alliés ;
  2. L’emploi par un adversaire d’armes nucléaires ou d’Armes de Destruction Massive contre le territoire de la Russie ou contre le territoire d’un allié ;
  3. Une action contre des infrastructures critiques (militaires ou civiles) de nature à remettre en question la capacité de seconde frappe russe ;
  4. Une agression conduite contre la Russie avec des armes conventionnelles de nature à remettre en question l’existence même de l’État.

6. République Populaire de Chine 

Nous avons une connaissance incomplète de la doctrine d’emploi chinoise. Le document doctrinal qui fait foi encore aujourd’hui a été publié juste après le premier essai nucléaire chinois, en 1964. Ce document définit clairement la philosophie d’emploi de l’arme nucléaire chinoise, à savoir le caractère défensif de la stratégie nucléaire chinoise, fondée sur le « non-emploi en premier ». Citons à ce propos la phrase essentielle de ce document : « Le gouvernement chinois déclare solennellement que la Chine ne sera jamais, à aucun moment et dans aucune circonstance, la première à employer des armes nucléaires ».

Cette déclaration a été complétée par une garantie de sécurité négative : la Chine « n’emploiera pas, et ne menacera pas d’employer, l’arme nucléaire contre des États non-nucléaires et des zones exemptes d’armes nucléaires ».

Selon les Livres Blancs chinois sur la Défense successifs, les missions premières de la « Deuxième Artillerie » sont de dissuader l’ennemi d’employer des armes nucléaires contre la Chine et, en cas d’attaque nucléaire ennemie, de lancer une contre-attaque efficace à titre de légitime défense, de manière indépendante ou en commun avec les forces nucléaires stratégiques d’autres armées.

7. République d’Inde

La courte déclaration sur la doctrine nucléaire en janvier 2003 a précisé le concept nucléaire officiel indien, dont les principaux éléments sont :

  • L’affirmation d’une dissuasion minimale « crédible », le terme « crédibilité » renvoyant à la capacité de survie de la force nucléaire
  • L’engagement de non-emploi en premier
  • La menace de représailles « massives » en réponse à une première frappe sur le territoire indien ou contre les forces indiennes où que ce soit
  • La non-utilisation des armes nucléaires contre les puissances non nucléaires, avec cependant une option de riposte nucléaire contre des attaques biologiques ou chimiques.

La Doctrine indienne ne fait aucune distinction entre catégories d’armes, et considère tout emploi de l’arme nucléaire comme étant de nature « stratégique ».

Cette Doctrine postule qu’un très petit nombre d’armes suffit à dissuader, les Indiens estimant que l’équilibre nucléaire importe peu, et affiche un moindre intérêt à l’égard des questions techniques de vélocité, de précision, de fiabilité ou autres, qui tendent au contraire à dominer les concepts des puissances nucléaires, soucieuses de garantir une capacité de frappe « en second ».

8. République Islamique du Pakistan

Le Pakistan ne dispose pas de doctrine nucléaire. Cependant, le défaut n’est pas synonyme de vide et l’absence de communication sur une doctrine officielle ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’éléments doctrinaux. Pour les experts pakistanais, l’efficacité de la capacité de dissuasion de leur pays réside dans son ambiguïté et son imprévisibilité. Le Pakistan a ainsi mis en avant trois points importants :

  • Le seul objet de la stratégie nucléaire pakistanaise est l’Inde. C’est une dissuasion régionale et non internationale. Elle vise à décourager toute agression conventionnelle et toute tentation nucléaire de la part de l’Inde à son égard.
  • Le développement de son arsenal s’aligne sur celui de l’Inde.
  • Le Pakistan rejette expressément le principe de non-usage en premier.

Le Pakistan pourrait avoir recours à sa force de frappe dans quatre cas précis : une agression grave ou l’occupation d’une partie de son territoire ; la destruction d’une partie importante de ses forces armées ; une menace grave sur son économie ; un acte de déstabilisation de l’État, imputable à une puissance extérieure.

Les officiels pakistanais démentent considérer leurs armes nucléaires autrement que comme moyen de dissuasion : « l’emploi des armes nucléaires comme un moyen de bataille n’est pas une doctrine envisagée par la pensée stratégique pakistanaise » (sic).

9. République Populaire Démocratique de Corée 

La Corée du Nord n’a pas de document officiel explicitant clairement sa doctrine nucléaire au monde extérieur. Cependant, l’étude des publications officielles révèle une pensée claire et cohérente, fondée sur une analyse rationnelle du rapport entre coûts et bénéfices.

La RDPC présente ses armes nucléaires comme un moyen de dissuader la guerre, afin de protéger les intérêts suprêmes de l’État et la sécurité de la nation coréenne des menaces d’agressions américaines, en empêchant une nouvelle guerre, et en sauvegardant résolument la paix et la stabilité sur la péninsule coréenne en toutes circonstances.

Les sources officielles nord-coréennes décrivent les armes nucléaires comme avant tout défensives : aucune mention n’est faite de la possibilité de les utiliser dans des stratégies de chantage ou de coercition. L’usage d’armes nucléaires est envisagé seulement en cas d’attaque imminente contre la Corée du Nord, et plus précisément en cas d’une « attaque de décapitation » qui aurait pour objectif de faire tomber le régime. Selon ces sources, la Corée du Nord procéderait alors à une frappe nucléaire préventive.

Cependant des zones d’ombre importantes subsistent, notamment parce qu’aucune distinction n’est faite entre frappes conventionnelles et frappes nucléaires non plus qu’entre cibles civiles et cibles militaires. En outre, on ne peut exclure que le régime ait adopté une doctrine d’escalade asymétrique, cette hypothèse s’appuyant sur un nombre significatif d’éléments objectifs : développements tactiques, infériorité conventionnelle, manque de capacités de représailles assurées…

Un concept de garantie négative de sécurité a été adopté en 2010 par la RDPC qui a annoncé une politique de non-emploi de ses armes nucléaires contre les États non-nucléaires, et à ne pas les menacer au moyen d’armes nucléaires, tant que ceux-ci ne se joignent pas à des États nucléaires pour une invasion ou une attaque.

Notes

  1. On dit qu’une Dissuasion est sûre lorsque les systèmes constituant son armement nucléaire présentent les caractéristiques permettant de prévenir tout accident nucléaire. La Sécurité d’une Dissuasion réfère au fait que ces armements ne pourront exclusivement être mis en œuvre que par la Chaîne de commandement du Pays qui la détient.
  2. On dit qu’une Dissuasion est sûre lorsque les systèmes constituant son armement nucléaire présentent les caractéristiques permettant de prévenir tout accident nucléaire. La Sécurité d’une Dissuasion réfère au fait que ces armements ne pourront exclusivement être mis en œuvre que par la Chaîne de commandement du Pays qui la détient.