Dans le cadre des échanges informels avec des interlocuteurs allemands non spécialisés trois questions sont souvent posées s’agissant des moyens nucléaires de la France : la capacité, la suffisance et la réponse aux nouveaux défis et les priorités pour le renforcement de l’autonomie stratégique en Europe
Mais il est clair que ces questions n’ont de sens que si préalablement est défini le cadre dans lequel se situerait l’action envisagée face à la crise :
- une action solidaire de l’OTAN au titre de l’article 5, incluant une réponse nucléaire, et donc une réponse des États-Unis prêts à riposter nucléairement pour contrer une agression en Europe et à affronter, en retour, le risque d’une frappe nucléaire sur leur sol ;
- une action indépendante de la France au profit de partenaires européens, par exemple face à l’absence de réponse efficace de l’OTAN sur des enjeux considérés comme vitaux. Agissant de la sorte elle irait jusqu’à menacer de mettre son territoire à risque pour marquer le sérieux de sa détermination à changer la nature de la crise en franchissant le seuil nucléaire.
I. La capacité des forces françaises actuelles et notamment leur nombre (autour de 300 ogives) est-elle suffisante pour traiter les objectifs stratégiques susceptibles de dissuader l’engagement ou la poursuite d’une agression sur un partenaires européens envers qui nous nous estimerions engagés politiquement ?
- La réponse est évidemment négative pour la France agissant isolement si l’on raisonne en termes de doctrine de « riposte graduée », impliquant, après un premier combat conventionnel, et le franchissement du seuil nucléaire la poursuite de l’escalade jusqu’à ce que l’adversaire cesse l’agression. En d’autres termes, il s’agirait d’une bataille conventionnelle et nucléaire sur le sol européen dont la durée et l’intensité ne peuvent être définies a priori.
En réalité aujourd’hui la doctrine nucléaire de l’OTAN n’envisage plus la bataille nucléaire sur le sol européen comme dans les années 60-70- Les armes nucléaires stationnées sous double clé chez certains membres de l’OTAN sont désormais peu nombreuses (160) et comportent des bombes à gravité, supposant la pénétration des défenses russes par l’avion porteur.
- L’engagement nucléaire américain pourrait être a priori conditionné politiquement, selon certains, par l’usage en premier du nucléaire par l’adversaire, même si la position de l’Alliance du refus du « no first use » a été confirmée lors du dernier sommet de Madrid.
- Le concept de pause après un premier échange pour engager des négociations n’est pas si éloigné du concept russe d’« escalader pour désescalader » même si l’OTAN se garde d’afficher une telle approche.
- En revanche dans la conception française de la dissuasion, celle-ci repose sur l’affichage d’une menace crédible pour défendre les intérêts vitaux, stratégiquement et militairement, afin de signaler à l’adversaire la disponibilité à hausser le niveau des enjeux et donc de le dissuader ; d’où le concept de frappe d’ultime avertissement pour démontrer le sérieux de la détermination française de transformer la nature même du conflit. Le concept de bataille nucléaire n’a pas de sens pour nous (d’ailleurs les Allemands ne l’acceptent pas non plus). La question de la « suffisance » en termes numériques ne se pose donc pas en termes de durée et d’intensité de l’échange nucléaire.
II. Les forces nucléaires françaises sont-elles technologiquement et militairement susceptibles de dissuader l’adversaire, en d’autres termes sont-elles crédibles en 2022 et le demeureront t’elles en 2050 ?
La France a-t-elle encore aujourd’hui les moyens de l’adaptation continue de ses moyens nucléaires. La réponse est positive puisque que leur modernisation est d’ores et déjà largement engagée et devrait être poursuivie dans la prochaine LPM (Loi de programmation militaire).
- La modernisation des SLBM (missile balistique lancé d’un sous-marin) : ils restent invulnérables dans l’océan (la vieille thèse d’une percée technologique rendant les océans transparents, reprise par certains, n’a pas de crédibilité pour l’avenir prévisible).
- La modernisation de la composante aérienne est en cours. L’ASMPA (missile air-sol moyenne portée amélioré) rénové utilise déjà la technologie éprouvée du statoréacteur. Son successeur, l’ASN4G (missile à très longue portée), est en développement et sera hypersonique. Les travaux engagés en France pour une version soit nucléaire soit conventionnelle de planeur hypersonique (choix du Japon, des États-Unis, de la Chine et de l’Australie) permettraient d’envisager à terme et si nécessaire de compléter l’ASN4G par une arme de plus longue portée. La composante aérienne est plus adaptée pour délivrer l’ultime avertissement, en sorte de ne pas compromettre la position des SLBM (ce qui nous différencie de la Grande Bretagne). Elle permet d’engager les partenaires directement (par exemple à l’occasion de la dispersion des appareils porteurs de l’ASMPA).
III. La réponse face à la diversification de la menace de haute intensité (notamment cyber, espace, capacité de résilience) qui ne justifie pas nécessairement le recours au nucléaire (mais ne l’exclut pas) est-elle suffisante au point d’être susceptible de dissuader l’adversaire ?
- Sur le plan spatial, la France s’est officiellement engagée dans l’acquisition de moyens offensifs pour défendre ses propres infrastructures dans l’espace (essai d’un tir laser réussi). Elle est actuellement la seule en Europe à pouvoir le faire.
- Sur le plan de la lutte cyber, la France est l’un des partenaires européens les plus avancés et continuera à développer ses moyens.
- Compte tenu des enseignements de la guerre en Ukraine, la résilience, qui ne concerne pas uniquement les capacités militaires (stocks de munition, capacités des industries de défense) mais aussi la réduction de la dépendance énergétique a été mentionnée dans les conclusions de l’OTAN à Madrid. Elle relève essentiellement d’efforts nationaux. Le gouvernement français prépare une loi de mobilisation industrielle dans ce sens.
Dans tous ces différents domaines, qui feront l’objet de la nouvelle LPM, s’ouvrent des possibilités de coopération européenne, comme le recommande la « boussoles stratégique » de l’UE. Ils ne doivent pas, comme la tentation existe parfois à l’OTAN, faire passer au second plan l’effort de maintien de la crédibilité de la dissuasion nucléaire et diluer le concept de dissuasion de l’adversaire dans une conception globale de la gestion de la crise.
IV. Quelles priorités après l’Ukraine ? Au-delà du renforcement de la présence avancée à l’Est et au Sud Est de l’Europe et donc des capacités conventionnelles plusieurs priorités peuvent être envisagées entre européen, à un moment ou la crise Ukrainienne conduit les européens à réorienter et développer leurs capacités militaires
- La résilience et l’autonomie stratégique notamment dans le domaine énergétique. La priorité est unanimement reconnue mais le cout fait hésiter.
- Le renforcement des capacités d’action en commun dans le domaine de l’espace (y compris au niveau des lanceurs) et du cyber et l’utilisation du potentiel ainsi dégagé pour les coopérations opérationnelles.
- L’acquisition en Europe d’une capacité hypersonique aussi bien conventionnelle que nucléaire afin de ne pas rester à la traine des autres puissances militaires et de disposer de la capacité de ces nouvelles armes. L’Europe a raté les drones. Elle ne doit pas manquer l’hypersonique.
- La réactivité opérationnelle entre alliés qui est loin d’être au rendez-vous chez nos principaux partenaires. Le Schengen militaire dont l’on parle depuis des années piétine alors qu’il est indissociable de la « présence avancée ». L’interopérabilité demeure un enjeu compte tenu de la disparité des moyens américains et européens et de la proclivité de nos alliés à s’équiper outre-Atlantique.
- Le renforcement des coopérations industrielles dans le domaine de la défense en dépit des difficultés régulièrement rencontrées. Le renforcement budgétaire allemand et le rôle du Fond Européen de Défense constituent des opportunités.
- Le maintien d’une capacité d’intervention extérieure en dépit des échecs de l’Iraq, de la Syrie, de la Lybie, de l’Afghanistan et du Sahel. Tandis que l’Ukraine mobilise les esprits, il ne faudrait pas que l’Europe oublie que les principales menaces pour sa sécurité dans les années qui viennent se situent sur son pourtour méditerranéen, au proche Orient et au Sahel.