Présenté très tôt comme un élément essentiel de la dissuasion à la française, le concept de « dernier avertissement » a profondément évolué avec la fin de la Guerre froide et l’évolution des capacités nucléaires françaises. Aujourd’hui se pose la question de son articulation avec l’extension de la notion d’« intérêts vitaux » aux partenaires européens.
A l’époque de la Guerre froide, l’association du concept avec l’emploi des armes tactiques.
Dans le cadre de la manœuvre défensive de la 1ere Armée française stationnée en Allemagne face à une agression conventionnelle des forces du Pacte de Varsovie, le dernier avertissement (qualifié par la Gal Poirier de « coup de semonce ») est destiné à marquer le passage à l’option nucléaire aux moyens des armes tactiques françaises (« Pluton », puis « Hadès ») afin de préserver l’intégrité du territoire national.
A la différence de la doctrine de « riposte flexible » de l’OTAN à l’époque, Paris se refuse à prolonger la bataille conventionnelle sur le sol européen : dès que l’ennemi s’approche de sa frontière il est prévu un « emploi en premier » face au Pacte de Varsovie. Les alliés et en particulier la RFA n’apprécient guère cette nucléarisation unilatérale du conflit en dehors de l’OTAN. Dans un échange célèbre à Venise avec Mme Tacher qui la dénonce, le Président Mitterrand lui répond que dès lors que les forces du Pacte de Varsovie ont dépassé Berlin et sont en RFA sur la frontière française, la bataille conventionnelle est déjà perdue et que la seule issue est le passage au nucléaire.
La doctrine du dernier avertissement avec les moyens français, qualifiés alors de « tactiques », est officialisée en 1984 comme « seul moyen de rétablir la dissuasion » face à l’avancée du Pacte de Varsovie en Centre Europe. Il s’agit déjà d’une frappe entrainant des « dommages importants pour l’ennemi », unique et non répétitive.
L’évolution du concept avec l’abandon de la notion d’armes tactiques
L’abandon de la notion d’armes tactiques (ou « préstratégiques » selon l’expression utilisée alors), concomitante de l’abandon des missiles terrestres du plateau d’Albion à vocation « stratégique », va conduire à une triple évolution :
- Au niveau des moyens affectés : afin d’éviter de mettre en cause l’invulnérabilité des sous-marins stratégiques nucléaires dilués dans l’océan et qui se dévoileraient en cas de tir du premier avertissement, la mission de mettre en œuvre ce dernier est confiée à la composante aéroportée de la FNS (à noter qu’à la différence des FAS les appareils porteurs de l’arme nucléaire sur le porte avion (FANu) ne sont pas directement concernés, l’explication donnée est qu’ils ne sont pas en posture d’alerte permanente.)
- Le missile nucléaire ASMP porté par les Rafales de la FAS fait l’objet d’une adaptation constante face aux défense ennemies aussi bien au niveau de sa motorisation, de ses performances, et de son utilisation opérationnelle. Il est procédé à des exercices, conduits très régulièrement, des forces de la FAS (exercices Poker mettant en jeu une cinquante d’appareils) auxquels il a été proposé en 2020 d’associer des partenaires européens (l’Italie a participé à un exercice en 2024 avec une appareil de ravitaillement)
- Au niveau de l’effet recherché : afin que l’adversaire ne se méprenne pas sur la détermination du Chef de l’Etat d’être prêt au passage à une frappe nucléaire stratégique face à l’imminence de la menace sur les « intérêts vitaux » du pays, l’ultime avertissement doit être « nucléaire, non renouvelable et entrainer des dommages significatifs ». A noter que les progrès dans la précision des vecteurs permettent d’utiliser des armes moins puissantes, de l’ordre kilotonnique.
Dans la littérature non classifiée plusieurs interprétations sur la nature de ceux-ci ont été donnés. Ils ne sont pas sans lien avec l’évolution des frappes stratégiques elle-même : passages des frappes « démographiques » massives et recentrage sur la frappe des centres de décision de l’ennemi ou d’infrastructures vitales, voire emploi en dehors des zones de population ou dans l’espace. Le General Bentegeat, Chef d’Etat Major, avait évoqué publiquement en 2015 l’utilisation de l’EMP (impulsion électromagnétique consécutive à une explosion nucléaire entrainant une destruction des circuits de communication).
Pour crédibiliser l’ultime avertissement » celui-ci doit demeurer nucléaire. La question du lien entre le passage à l’option nucléaire qu’annonce l’ultime avertissement » et la situation du conflit au niveau conventionnel sur le terrain a fait l’objet de très longs débats au sein de l’OTAN dans le cadre de la réflexion sur les options de la riposte flexible et sur la continuité ou non du processus (par exemple s’agissant d’introduction de « pauses » au sein du processus escalatoire »). L’OTAN, pour sa part n’évoque publiquement de Varsovie de 2016) que des atteintes à la « sécurité fondamentale » des pays alliés.
Paris insiste au contraire sur une solution de continuité : le passage à l’option nucléaire, y compris par le dernier avertissement, puisque c’est là la nature du message adressé, change la nature même du conflit. Comme le souligne le grand théoricien de la dissuasion Schelling : « la dissuasion repose moins sur la rationalité d’une décision telle que communiquée à l’adversaire que sur l’imprévisibilité du processus de passage à l’option nucléaire ». Il s’agit d’éviter le contournement de la dissuasion « par le bas », ou au contraire, conduire à un auto-dissuasion de l’agressé enfermé dans une dialectique du « tout ou rien ».
Les Américains soulignent aujourd’hui les facteurs technologiques et politiques qui tendent à rendre désormais plus poreuse la distinction entre conventionnel et nucléaire et à la nature éventuellement hybride des menaces. Ils tendent donc à considérer que les étapes de l’escalade nucléaire sont de plus en plus diversifiées dans un monde où la rivalité nucléaire n’est plus nécessairement bipolaire.
S’ajoute la pression politique des ONG en faveur de l’adoption de doctrine de « non-emploi en premier », le nucléaire ne devant être utilisé seulement en réponse à une agression elle-même nucléaire (position de « sole purpose » défendue sous Obama par le vice-président Biden à l’époque). La France mais aussi les pays de l’OTAN et la Russie se refusent à un engagement de non-emploi en premier (la Chine parait elle-même en voie de l’abandonner).
La seule exception, mais de portée réelle réduite, demeure les « garanties négatives de sécurité » données par les 5 pays nucléaires aux pays non nucléaires signataires du TNP, en dehors du cas d’agression venant de leur part. ou en association avec un autre agresseur.
Ultime avertissement et extension de la garantie française
La question de l’impact de l’extension au niveau européen de la garantie nucléaire française sur le concept d’ultime avertissement n’est pas actuellement mentionné à Paris, etant entendu que l’ultime avertissement n’a de sens que s’il n’est déclenché que par l’autorité détentrice du passage à l’option nucléaire.
La reconnaissance par Paris du caractère européen d’une menace sur les intérêts vitaux français confirmée, après les déclarations antérieures des Présidents Chirac et Hollande, par les prises de position du Président Macron de 2020 (ou dans le cas de la déclaration de Saint Malo 1995) et du Traité de Lancaster (2010) « le caractère indissociable des intérêts vitaux français et britanniques) » pose la question des modalités d’une telle garantie élargie française et de ses implications pour la mise en œuvre de l’ « ultime avertissement ».
De nombreuses questions méritent d’être posées, qui recoupent les débats sur la gestion d’une crise nucléaire dans un contexte européen :
- L’ultime avertissement doit-il faire l’objet d’une concertation préalable avec les partenaires concernés et dans quel cadre
- Peut-on imaginer que nos partenaires concernés souhaitent le faire précéder d’une frappe conventionnelle sur des objectifs stratégiques à titre de « mesure préalable » à l’ultime avertissement nucléaire ?
- Quelle en seraient alors les modalités militaires ?
- Comment une telle action préalable à l’option du dernier avertissement de nature nucléaire mais qui utiliserait des moyens conventionnels de frappe de précision et de longue portée, se situerait par rapport au concept « d’épaulement de la dissuasion nucléaire par le conventionnel » officiellement avancé aujourd’hui à Paris.
- Cette action par des moyens conventionnels devrait être effectuée par Paris seulement ou en conjonction avec d’autres partenaires concernés ?
- Les partenaires concernés devraient ils participer par solidarité à la mise en œuvre effective de l’ultime avertissement en accompagnant le raid aérien nucléaire français (par exemple en fournissant des chasseurs d’accompagnement ou des ravitailleurs) ou en acceptant le pré positionnement sur leur territoire des appareils français porteurs d’un engin nucléaire destiné à effectuer ce dernier avertissement
- Quelle serait l’attitude des Etats Unis et de l’OTAN (soutien ou au contraire obstruction y compris par des moyens anti-missiles basés sur les frégates Aegis en Méditerranée) face à ce équivaudrait à une perspective de nucléarisation par la France d’un conflit européen et la promesse du franchissement d’un seuil dans le processus d’escalade nucléaire, alors qu’ils pourraient estimer que les enjeux se situeraient en deçà du signal d’un franchissement possible du seuil nucléaire ?