Résumé du scénario précédent
Les forces aériennes ukrainiennes, volant sur F16, attaquent des installations en Russie. Dans le même temps, les forces russes leur tendent un piège en neutralisant des installations aéroportuaires dans l’est de Ukraine, forçant les F16 à se dérouter en Pologne. Le président russe utilise ce prétexte pour dénoncer une attaque depuis le territoire de l’OTAN. En guise de représailles, il lance une arme nucléaire « tactique » sur le terrain d’aviation où se sont posés les F16 ukrainiens. Le seuil nucléaire est franchi, créant un risque majeur d’escalade en Europe. L’OTAN souhaite réagir, mais la Russie menace les Etats-Unis de représailles nucléaires sur leur sol. Ils refusent alors l’utilisation des armes nucléaires aux pays de l’OTAN dotés, rappelant que les armes nucléaires de l’OTAN sont sous contrôle américain. Les Britanniques s’alignent. La voie est ouverte pour que la Russie poursuive un chantage nucléaire avec ses armes dites « tactiques », terme refusé par l’OTAN qui considère qu’une arme est nucléaire ou conventionnelle et qu’il n’y a pas différents types d’armements nucléaires. La Russie a franchi, avec cette action, le seuil nucléaire. La Pologne invoque alors l’article 42-7 du Traité sur l’Union Européenne qui demande le soutien des États membres. Le président français voyant dans cette crise un risque majeur pour l’Europe mettant en danger ses propres intérêts vitaux, décide l’emploi de « l’ultime avertissement », une arme nucléaire à la puissance réduite. Il frappe une installation russe dans l’est de l’Ukraine, montrant ainsi sa détermination à déclencher une guerre nucléaire si la Russie poursuit l’utilisation de ses armes. Cette action amène la Chine à retirer son soutien à Moscou. La Russie accepte alors la tenue de négociations. L’action française permet de rétablir la dissuasion nucléaire, c’est à dire la reconnaissance que, quelle que soit la classification de l’arme, elle entrainerait une escalade nucléaire aux conséquences inacceptables pour tous. Cette crise a pour effet de permettre des négociations et de mettre fin aux combats. Elle restera dans l’histoire comme « la crise nucléaire ».
La situation au lendemain de l’arrêt des combats
Après la « crise nucléaire », un accord est trouvé sur un cessez-le-feu qui ne préjuge pas des évolutions futures. Chacune des parties craignant une escalade, la restauration de la dissuasion nucléaire a un impact positif sur le conflit. Une guerre, quand elle met en jeu des belligérants détenteurs du feu nucléaire, ne peut rester conventionnelle. Il ne peut y avoir de guerre longue entre deux nations ou groupes de nations dotées de l’arme nucléaire. C’est la leçon que le monde retient de cette crise. Mais pour combien de temps ?
Dans l’accord entre la Russie, l’Ukraine et ses soutiens, les nations occidentales ne reconnaissent pas une Crimée russe. En vertu du droit international, la Crimée reste officiellement ukrainienne, mais une frontière est délimitée, qui la sépare du reste du pays avec des contrôles d’accès, comme s’il s’agissait d’un pays étranger. Il reviendra à la population de la province de se prononcer sur leur avenir, même si, en restant dans le giron russe, le choix sera vraisemblablement contraint. La présence militaire russe y est importante. Les provinces russes de l’est de l’Ukraine font l’objet de pourparlers à part. Deux armées s’y sont affrontées de façon sanglante et ont subi de très lourdes pertes pour gagner une terre de désolation désertée par la population. La Russie promet une reconstruction rapide. Les barres d’immeubles au style soviétique laissent la place à d’autres carrés de béton au style russe, ou elles sont rénovées de façon sommaire. Au minimum, l’eau et l’électricité sont de retour. A la sortie d’une guerre, le bonheur s’exprime dans les détails simples de la vie courante. Quelques privilégiés emménagent dans des infrastructures emblématiques destinées à la propagande. La zone fait l’objet d’un cessez-le-feu et une ligne de démarcation la sépare du reste de l’Ukraine, surveillée par des factions prêtes à en découdre au moindre incident. Son sort dépend de futures négociations internationales dont on ne sait pas quelle organisation les mènera. Une commission permanente de surveillance du cessez-le-feu est établie avec la participation des 5 membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies et des pays ayant participé au « Groupe de Minsk ». L’OSCE contribue en envoyant des observateurs en sus des pays de la commission. Cette organisation ne satisfait en réalité aucun Etat. Pour l’instant les tirs, sans être totalement absents, sont devenus plus rares.
Une paix précaire
Les sanctions contre la Russie ne sont pas levées pour autant et les deux camps savent que, sans accord durable rapide, les combats reprendront. Le monde n’a cependant toujours pas trouvé son nouveau Kissinger, un grand diplomate ou un grand Homme d’Etat capable de diriger des négociations visant une paix durable et, sinon équitable, acceptable par tous.
Le président russe affiche une large victoire en récupérant des territoires qu’il avait déjà annexés avant le début de la guerre, qu’il a perdus après son offensive de 2022, puis regagnés en se vantant de ce succès historique. Néanmoins pour lui, cette victoire a un goût amer car la Finlande, puis la Suède, qui préservaient leur neutralité vis-à-vis de l’Alliance Atlantique, ont depuis rejoint l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord qui, dans une communication agressive, remercie le président russe de l’avoir permis. Le pilier défense de l’Union Européenne sort renforcé de la « crise nucléaire ». L’union Européenne accélère le processus d’adhésion de l’Ukraine. L’OTAN accepte le maintien, sans le reconnaître officiellement, des provinces sous contrôle de la Russie, en contrepartie de garanties de sécurité pour le reste de l’Ukraine. Ce « succès », que le président russe utilise pour renforcer son autorité dans son pays, est en fait une vraie défaite politique. Il le sait.
Après l’euphorie qui suit l’arrêt des combats, l’Ukraine montre, de son côté, un désir de revanche fort qui est largement entretenu par les autorités et soutenu par une communication occidentale agressive vis-à-vis de la Russie. Aucune famille en Ukraine n’est épargnée par la guerre. La rancœur est forte envers le pays agresseur. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens sont morts ou sont sortis mutilés pour défendre leur patrie. Pour beaucoup des survivants, le travail n’est pas achevé. Les enquêtes internationales se multiplient et dévoilent toujours plus d’horreurs commises par l’armée russe, réelles mais soigneusement mises en scène pour préparer un terreau fertile à une revanche. La communauté internationale participe à la reconstruction des villes et villages détruits. L’argent afflue et permet de moderniser les infrastructures et les réseaux. L’Ukraine devient une vitrine des technologies modernes et l’économie du pays se développe. Les populations russophones des provinces occupées mesurent la différence et voient les Ukrainiens libres se préparer à recevoir un passeport européen dont ils seront privés tant qu’ils restent sous contrôle russe. Cette réalité les conduit à envisager de plus en plus ouvertement un retour vers l’Ukraine ce qui, bien sûr, déplait fortement au Kremlin.
Dans ce contexte, les nations se préparent au retour de la guerre. Les efforts d’armement se poursuivent et la question nucléaire est au cœur de toutes les discussions. Le président russe a aussi involontairement renforcé la culture nucléaire des Alliés, une culture qui s’était largement délitée après la chute du mur de Berlin.
L’arrêt des combats ne signifie pas pour autant le retour à une situation de paix. Le temps est venu d’accélérer les modes d’action hybrides.
Moscou, au cœur du Kremlin.
« Les sanctions continuent d’être renforcées contre nous. Les Occidentaux nous accusent de violations du droit de la guerre et de nombreuses atrocités. » Le ministre de la Défense lit les notes qu’il vient de recevoir. Il est nouveau dans ce poste, en remplacement d’un ancien proche du président. Il sait qu’il doit faire ses preuves. Le président n’aura aucune bienveillance à son égard s’il faillit.
Ce matin-là, il s’entretient avec le président, le chef d’état-major des armées et le ministre des Affaires étrangères. Tous affichent un âge certain et le poids des années se lit sur leurs visages. S’ils n’étaient pas aussi cruels et dangereux, on pourrait croire à une réunion d’ex-soviets nostalgiques dans un EPAHD moscovite.
« Droit de la guerre, c’est bien une idée d’Occidentaux ! » répond le chef d’état-major des armées.
« Qu’y a-t-il de vrai dans ces accusations ? » demande le président.
« Probablement la majorité, même si elles sont souvent amplifiées. On a utilisé beaucoup de mercenaires pour éviter de trop nombreuses pertes russes. On ne les a pas payés pour retenir leurs coups ! Les Ukrainiens n’ont pas été non plus des enfants de cœur. On va utiliser tous les canaux possibles pour le montrer car nous contrôlons encore, plus ou moins ouvertement, de nombreux organismes occidentaux qui relaieront nos informations », répond le ministre des Affaires Etrangères.
Le président russe regarde ses interlocuteurs :
« Les sanctions ne me font pas peur. L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas trouvé le soutien du reste du monde. Nous ne manquons d’aucune denrée vitale et nos exportations se portent plutôt bien. Le temps fera son office. Après notre intervention en Crimée, en 2014, les sanctions n’ont pas été bien longtemps maintenues. Il faudrait qu’on puisse exporter du gaz vers l’Europe de nouveau. L’Allemagne en a besoin. Son industrie aussi. L’Allemagne a une forte dépendance aux Etats-Unis, qui va être fragilisée par l’élection probable d’un président populiste dans ce pays. Nous prendrons les mesures nécessaires pour rendre le prix du gaz attractif. »
Le chef d’état-major des armées reprend la parole :
« Nous allons relancer une campagne anti-nucléaire grâce à quelques Organisations Non Gouvernementales que nous avons infiltrées. C’est si facile d’influencer ce monde occidental qui est tellement dépendant des médias ! Sans industrie nucléaire, et sans notre gaz russe, l’Allemagne produit de l’électricité à partir du charbon. Les Allemands ne sont pas près de répondre à tous leurs besoins en électricité avec les énergies renouvelables. La question du nucléaire militaire est ouverte, comme le prouve la communication sur les armes de l’OTAN stationnées sur leur territoire. L’option d’une dissuasion nucléaire autonome, même si elle divise la classe politique, n’est plus un tabou. Le premier moyen de les en empêcher serait d’éviter qu’ils ne reconstruisent des infrastructures nucléaires dans le pays, en continuant d’appuyer les mouvements anti-nucléaires. »
Le ministre de la Défense coupe la parole et s’adresse au président :
« Nous avons Igor qui patiente dans le couloir. Vous le connaissez. Il est depuis longtemps notre spécialiste en opérations hybrides ».
« Il ne s’appelait pas Yuri ?» demande le président.
« Cela dépend des jours ! » ose s’amuser le ministre. « Hier, il s’appelait Dimitri. »
Le président ordonne de le faire entrer. Igor est un homme grand et mince, à l’allure apparente fragile, au teint blafard et au costume étroit. Chez Igor, tout est allongé. Une calvitie totale dévoile un long front surmonté d’un crâne en forme d’obus. Le nez est fin mais s’étire vers le bas jusqu’à presque masquer la bouche. Les deux forment une sorte de bec. Igor aurait tout du héron, s’il n’avait pas des yeux perçants et vifs. Celui qui le fixe ne serait pas étonné de voir sortir de ce bec une langue de serpent.
Une guerre d’influence qui vise la France
Igor est depuis longtemps un des meilleurs, sinon le meilleur spécialiste de la guerre d’influence dans tous ses aspects. Certains lui accordent un pouvoir hypnotique qui lui permettrait de prendre le contrôle de tout organisme vivant au premier regard. Le président lui-même le craint. Igor le sait. Il voudrait avoir plus d’intimité avec ceux qui sont de l’autre côté de la porte. Il les sert depuis longtemps avec succès et ne nie pas son désir de reconnaissance. Il sait que ce n’est pas un sentiment qui anime le président et son premier cercle. Il espère malgré tout un signe. Il sait aussi qu’il doit toujours mesurer ses propos. Récemment, un haut dignitaire militaire de la composante aérienne qui avait osé une comparaison critique entre ses moyens et ceux des nations de l’OTAN, s’était malencontreusement, quelques jours plus tard, défenestré du troisième étage avec son épouse, en arrosant les fleurs de son balcon.
On vient le chercher. Il entre. Le président et les autres personnalités présentes le tiennent à distance. A son grand regret, ils restent méfiants. On lui accorde une limite géographique à ne pas dépasser dans la salle. Plus que jamais ce président qui, sans être un grand démocrate, avait largement contribué à développer et moderniser son pays et aurait pu rester dans l’histoire comme l’homme d’Etat qui a fait de la Russie une grande Nation, s’est isolé. Depuis le conflit ukrainien, il vit reclus dans son pays, entouré de quelques personnes de confiance. Il dépend d’alliés comme la Corée du Nord ou la Chine, qui le lâcheront dès que leur intérêt sera ailleurs. Le grand club des dictateurs n’est pas un cercle de confiance.
« Alors, Igor, dites-moi où vous en êtes. Nous parlions à l’instant de l’importance d’éviter que d’autres pays que la France et l’Angleterre, en Europe, se tournent vers l’arme nucléaire. »
Le président connaît Igor. Ce dernier avait su instiller une hostilité de principe aux armes nucléaires en stimulant les mouvements pacifistes. Igor avait trouvé les bons relais pour saper sournoisement les financements de ces armes en les faisant classer parmi les “armements controversés”, à l’instar des mines, sous-munitions et armes chimiques. L’astuce avait consisté à mettre toutes les activités liées aux armes nucléaires dans la colonne rouge des critères ESG, ces critères de mesure de l’impact et de la durabilité d’une entreprise, qui s’imposent partout dans le monde occidental, notamment dans les banques et les organismes de financement. Sa manœuvre eut un réel impact sur les opinions publiques au point de pousser plusieurs grands États européens, y compris chez certains mettant en œuvre les armes nucléaires de l’OTAN, à reconnaître le TIAN, le Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires.
Igor regarde le président en évitant de le fixer dans les yeux trop ostensiblement :
« Oui, Monsieur le Président, d’autant plus que le Royaume Uni aujourd’hui montre de grandes faiblesses dans ce domaine. Les échecs répétés des tirs d’essai de leur missile balistique font douter de la crédibilité de leurs armes. Ils restent aussi très dépendants des Américains pour le renouvellement de leurs sous-marins. »
Le ministre de la Défense poursuit :
« Nous savons que les Américains sont en train de mettre les bouchées doubles pour consolider ou même recréer la supply chain nécessaire à la construction de leurs nouveaux sous-marins. Ils accusent plusieurs années de retard car les actuels commencent à vieillir. La modernisation des flottes porteuses de l’arme nucléaire est indispensable pour maintenir la crédibilité opérationnelle. Et dans le cadre de l’accord AUKUS, ils ont promis aux Australiens d’accélérer la construction de nouveaux sous-marins à propulsion nucléaire qu’ils armeront eux-mêmes très probablement. Les Anglais sont eux aussi dans la file d’attente pour la construction de leurs nouveaux sous-marins, mais ils ne seront pas les premiers ! »
Le président réagit :
« Finalement, à part les armes de l’OTAN en Europe, qui restent sous verrou américain, ce sont les Français qui continuent de nous embêter. Tant que leurs armes nucléaires restent totalement souveraines, ce n’est pas un problème pour nous. Nous n’avons aucun intérêt à attaquer la France directement au point de menacer leurs intérêts vitaux. Mais s’ils commencent à élargir leur dissuasion, comme leur président aime à le suggérer, l’équation va être plus complexe à gérer. »
Le ministre des Affaires étrangères répond :
« La crise nucléaire récente a conforté la France dans son leadership en Europe. Il nous faut montrer au président français que nous savons atteindre la France par toutes les voies possibles, notamment si les Européens devaient douter du soutien américain. »
Igor intervient :
« Nous avons, depuis des mois, mené des campagnes de tous ordres en France, en cultivant les mécontentements qui sont nombreux dans le pays. Le conflit en Israël nous aide et nous faisons tout pour soutenir l’antisémitisme grandissant. Nos agents ont peint des croix juives, par exemple, sur des bâtiments publics. Nous amplifions tout ce qui peut entraîner une scission dans la population française et les sujets sont nombreux. »
Igor poursuit avec malice mais il se garde de sourire, ce qui pourrait être perçu comme une émotion et donc un signe de faiblesse :
« Nous avons aussi créé une vraie psychose avec les punaises de lit ! Ces petites bêtes ont empoisonné la vie des Français et celle de leur gouvernement pendant un bon moment. Pour revenir au nucléaire, on constate un soutien fort d’une majorité de la population, en France, pour leurs armes de dissuasion. La France est le seul pays occidental où chaque président de la République, lors de son premier mandat, prononce un discours public sur le sujet pour fixer ses lignes directrices. On constate une grande cohérence dans le temps, quel que soit le parti politique au pouvoir. C’est l’héritage du général De Gaulle. Les actions anti-nucléaires, y compris sur les armes, ne sont pas efficaces dans ce pays. Il nous faut donc éviter que la France étende son influence. Comme vous l’avez mentionné, monsieur le ministre, le président français tente d’entraîner les Européens dans une réflexion plus large sur la défense en Europe en s’ouvrant à toutes les initiatives, qu’elles portent sur les armes nucléaires, la défense anti-missiles, les capacités conventionnelles et bien d’autres. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour nous. »
Le chef d’état-major des armées intervient :
« Si je me souviens bien, dans la crise nucléaire en Ukraine, nous avions identifié un jeune conseiller un peu trop brillant qui l’avait conseillé. »
« Oui », répond Igor. « Et nous l’avons tué ».
Le président, les deux ministres et le chef d’état-major se regardent, étonnés. Ils ne sont jamais avares d’assassinats ciblés, y compris à l’étranger, mais pour ce conseiller ce n’était pas justifié et même dangereux. Ils se tournent vers Igor car, dans tous les cas, c’est à leur niveau que ces actions doivent être approuvées. Igor cette fois ne peut retenir un petit sourire :
« Je parle d’assassinat politique bien sûr ! », dit-il. « Ce conseiller, qui s’appelait Gaëtan, était effectivement un peu trop gênant. Il a rencontré une jeune femme sur des réseaux sociaux avec laquelle il a d’abord sympathisé. Elle admirait son poste à l’Elysée et une idylle s’est rapidement nouée entre les deux, suivie d’échanges de photos de plus en plus osées puis de rencontres où il a été photographié à son insu. Quelques-unes de ces photos très démonstratives ont fuité. La presse a beaucoup aimé cette histoire entre un proche conseiller du président et cette jeune femme russe. Il a dû quitter l’Elysée précipitamment et ne nous embêtera plus. Comme vous l’avez souvent souligné, monsieur le président, les prostituées russes sont les meilleures au monde et elles sont aussi de bons soldats pour nos services ! »
Les quatre apprécient l’anecdote qui n’est pas sans rappeler une élection municipale à Paris, qui avait déjà détruit la réputation d’un proche du président.
Igor reprend :
« Plus sérieusement, nous menons un travail en profondeur avec des attaques cyber qui visent tous les secteurs du pays. Les experts français du domaine sont très compétents et nous nous livrons à une véritable guerre invisible. Nous avons un groupe basé en Crimée qui a été détecté récemment. »
Le président le regarde, interrogatif :
« En fait, ajoute Igor, nous l’avons un peu fait exprès. »
Paris, ministère des Affaires étrangères, bureau du ministre
Le secrétaire général entre dans le bureau et s’adresse au ministre.
« L’ambassadeur russe est arrivé, si vous êtes prêt à le recevoir. »
Une convocation d’ambassadeur, dans la diplomatie internationale, n’est jamais anodine. En accord avec le président de la République, il est convoqué après la mise en évidence d’attaques cyber de grande importance qui ont visé des infrastructures privées et publiques avec des impacts significatifs.
L’ambassadeur entre et le ministre le reçoit sans cacher son irritation. Le langage diplomatique est laissé de côté pour cette entrevue. L’ambassadeur russe, contrairement à son habitude, se montre souriant en recevant les reproches du ministre.
« Nous avons des preuves de l’action d’un groupe de hackers dont on sait qu’il est soutenu par votre gouvernement, depuis la Crimée. C’est une agression inacceptable qui doit cesser immédiatement. », clame le ministre avec fermeté.
« Vous parlez bien de Russes travaillant pour le gouvernement russe, en Crimée, monsieur le ministre ? », répond l’ambassadeur.
« C’est exactement cela et j’ai ici des détails sur ce groupe ».
L’ambassadeur cesse de sourire et le regarde droit dans les yeux :
« Mais, Monsieur le ministre », il prend son temps pour parler et bien appuyer chaque syllabe, « ce n’est pas moi qui devrais être ici devant vous, mais mon homologue ukrainien. N’est-ce pas votre président qui soutient que la Crimée est ukrainienne ? Comment voudriez-vous qu’on y opère avec des groupes gouvernementaux ? Mais si vous la reconnaissez comme russe, je rapporterai vos propos à Moscou et nous ferons une enquête. »
L’entretien tourne court et l’ambassadeur quitte la salle. Le soir même, la presse russe mentionne en gros titres que la France reconnaît la Crimée russe, tout en accusant d’affabulations les reproches sur les attaques cyber commises par des groupes semi-étatiques russes.
Paris, Elysée
Le président est agacé et il ne le cache pas. Il accuse son ministre des Affaires étrangères de s’être fait piéger un peu facilement. Il est avec le ministre des Armées et son chef d’état-major particulier. Celui-ci est un officier général de haut rang qui l’accompagne partout. Il dispose d’une équipe des meilleurs officiers pour soutenir le président dans son rôle de chef des armées et le conseiller notamment sur les questions liées à la dissuasion nucléaire. Le conseiller diplomatique de l’Elysée est aussi présent. Diplomate confirmé, il est accompagné de Nathalie, une jeune conseillère arrivée pour remplacer Gaëtan. Avec elle, moins de risques qu’elle se fasse piéger par une jolie russe sur les réseaux sociaux. Le coordinateur du renseignement entre, un peu en retard.
Le président demande :
« Ces attaques cyber de grande envergure font beaucoup de dégâts et nuisent à nos développements dans le domaine digital. Nous avons des technologies prometteuses et des experts reconnus dans le monde entier, mais le frein à l’adoption est la confiance. Ne peut-on pas mieux se protéger ? »
« C’est ce que nous faisons », répond le chef de l’état-major particulier. L’Agence nationale de Sécurité des Systèmes d’Information, l’ANSSI, travaille jour et nuit en étroite collaboration avec l’état-major des armées. C’est une guerre sans merci qui se joue sur les réseaux. Les groupes qui nous attaquent ne sont pas que russes. Nous trouvons en Chine ou en Corée du Nord, pour ne citer qu’eux, des groupes très actifs. Certains sont chez nos plus proches alliés, il faut bien le dire. Certains aussi sont des Français qui opèrent sur le territoire national. »
« Mais… », rétorque le président, « vous évoquez des groupes de hackers mafieux agissant uniquement pour le profit. Je mentionnais les agences étatiques qui ont des moyens bien plus importants et nous ciblent. »
Le coordinateur du renseignement prend la parole :
« En fait les groupes privés, si je peux les caractériser ainsi, qui cryptent les données et demandent des rançons, sont souvent alimentés par ces agences étatiques qui agissent en arrière-plan. Ces dernières ont des ressources qui leur permettent de détecter des failles. Elles sont immédiatement mises en source ouverte sur le Dark web. Les groupes mafieux en profitent. Nous avons affaire à un écosystème bien organisé où les Etats belliqueux, comme la Russie, tirent parti de ces groupes pour nous déstabiliser sans apparaître en première ligne. Dans le cas du groupe en Crimée, ils nous ont laissé les découvrir pour mener l’action que vous savez. C’était certainement voulu, une belle action de guerre hybride. »
Il regarde le conseiller diplomatique :
« Merci », dit le président. « Continuons à nous défendre. Je suis conscient des efforts faits par tous. C’est un champ dans lequel la coopération entre Alliés est bonne. »
Le ministre des Armées prend la parole :
« Les actions cyber sont souvent couplées d’opérations de désinformation et d’influence sur tous les réseaux sociaux. Les Russes sont passés maîtres de ce type d’actions. L’état-major des armées traite les deux sujets en même temps. »
« Puisqu’on parle d’influence, comment percevez-vous les réactions à mes récentes annonces sur un possible élargissement de la dissuasion nucléaire ? », demande le président en se tournant vers le coordinateur du renseignement.
Celui-ci répond :
« Sur le plan interne, vous êtes très critiqué et vos adversaires politiques vous accusent de vouloir brader la souveraineté de la France. »
Le président réagit :
« Mes adversaires politiques, quoi que je fasse, interprèteront toujours négativement mes déclarations. Je n’ai jamais dit que j’allais partager la décision d’engagement et l’appréciation de nos intérêt vitaux ! »
Le coordinateur du renseignement reprend :
« Cela méritera une clarification car certains hauts gradés militaires s’interrogent aussi. Dès qu’on touche à la dissuasion, le sujet devient très vite hypersensible. Pour certains, le fait d’en parler s’assimile presque à une trahison, l’atteinte à l’intégrité d’un sanctuaire qui doit rester fermé et restreint à quelques sachants. Ce n’est pas le cas d’un petit groupe de personnalités de tous horizons, le groupe Visyum, qui réfléchit au sujet de façon dépassionnée. Sur le plan extérieur… »
Il est coupé par le conseiller diplomatique. Dans les ministères et à la présidence, tous les collaborateurs travaillent ensemble, mais en face des décideurs, chacun essaie de faire briller sa propre étoile et entend surtout garder la maîtrise de son propre territoire.
« Nos Alliés montrent de l’énervement. Ils ne supportent pas une France qui fait cavalier seul sans les consulter. Il y a de l’agacement et un peu de jalousie aussi. La question de l’ouverture de la dissuasion partage car, d’un côté, certains Alliés craignent qu’elle conduise les Américains à se retirer et ne plus assurer le parapluie nucléaire, tandis que d’autres y voient une alternative crédible en cas de désengagement américain ou même un complément précieux à la dimension américaine. Les Etats-Unis ne joueront pas forcément leur propre sécurité pour sauver Tallinn, Berlin ou Varsovie. La « crise nucléaire » de l’Ukraine a montré les capacités de la France. Nous avons pu restaurer la dissuasion en jouant sur les capacités d’ultime avertissement de la composante nucléaire aéroportée, tandis que la composante sous-marine continuait de faire peser la menace d’une rétorsion massive. Nous avons démontré avec cette action que la France a les capacités pour agir au profit de la défense de l’Europe en cas de défaillance de la couverture américaine. Notre capacité d’ultime avertissement est réellement unique. Elle a permis d’éviter une guerre nucléaire. Nos Alliés l’ont vu. Des questions sont posées sur la crédibilité de nos forces, si une crise nucléaire majeure devait se produire, en nous comparant à la puissance des Etats-Unis. Notre concept de juste suffisance, qui nous a conduit à limiter le nombre de têtes nucléaires au strict nécessaire, est mal compris. Nos Alliés pensent que nous n’aurions pas assez d’armes si nous devions prendre sous notre parapluie d’autres Nations que la nôtre. »
Le chef de l’état-major particulier reprend la parole :
« C’est effectivement un sujet de discussion chez nos Alliés, mais qui en réalité relève d’une mauvaise compréhension des effets de la puissance nucléaire. Si nous avons la capacité à infliger des dommages réellement inacceptables à un adversaire, le nombre d’armes n’est plus le paramètre essentiel. Et vous le savez, Monsieur le président, la crédibilité de nos armes est la meilleure au monde. Les Américains eux-mêmes le reconnaissent. »
Le conseiller diplomatique se retourne :
« Vous pouvez me dire pourquoi ? »
Le chef de l’état-major particulier regarde le président qui s’apprêtait à répondre. Il s’adresse au conseiller diplomatique :
« Je suis désolé mais vous n’avez pas l’habilitation pour cette discussion et cette salle n’est pas non plus le bon endroit. »
Peu de personnes ont accès à toutes les données concernant la dissuasion nucléaire. Le secret ne peut être partagé, y compris par certains proches du président.
Objectif : rassurer les Alliés
Le président reprend :
« Que faut-il faire à votre avis pour rassurer nos Alliés ? Je voudrais qu’on réfléchisse aux conditions pratiques d’une dissuasion élargie, qui préserve notre souveraineté, mais permette aussi de proposer à nos partenaires de travailler sur une défense de l’Europe fondée sur les forces nucléaires française et britannique, la défense anti-missile, les forces conventionnelles, et bien d’autres sujets liés à notre sécurité. Ouvrons ce débat. »
« Nous pourrions commencer par parler aux Allemands. Certains ne sont plus fermés à une discussion sur l’élargissement de la dissuasion nucléaire française, si on le fait discrètement. », répond le conseiller diplomatique.
Nathalie, la jeune conseillère, prend la parole. Arrivée depuis peu en remplacement de Gaëtan, le précédent conseiller piégé par la Russie, elle connaît bien les questions nucléaires sur lesquelles elle a rédigé une thèse. Polytechnicienne, elle a travaillé quelque temps au Commissariat de l’Energie Atomique. Nathalie est petite. Elle a des traits très fins et dégage un charme certain. Pourtant, elle ne se met jamais en valeur et s’habille toujours sobrement. On lui reconnaît aussi une grande intelligence qu’elle utilise avec humilité. Le clignement de ses yeux s’accélère quand elle réfléchit intensément, un signe qui n’a pas échappé au président. Son humilité n’est pas synonyme de timidité car elle n’a jamais peur de prendre la parole.
« Le chancelier n’y est pas favorable et l’Allemagne s’inscrit dans une logique de défense antimissile, qu’elle considère comme une alternative à la dissuasion politiquement acceptable. Sous leur impulsion est né le projet de bouclier européen de défense antiaérienne et antimissile. De très nombreux Alliés dans l’OTAN se sont déclarés favorables à ce projet. Le sujet de l’interaction entre dissuasion nucléaire et défense antimissile continue de faire l’objet de nombreux débats dans l’Alliance Atlantique. Investir sur une défense antimissile sous-entend qu’on peut utiliser les armes nucléaires et donc s’en défendre, alors que le but de ces armes est justement de dissuader les autres de s’en servir, par peur de représailles inacceptables. La Russie s’y est fermement opposée en affirmant, un peu pour les mêmes raisons, qu’elle rompait avec le principe défensif de la dissuasion. La France a fini par accepter que l’OTAN se dote d’une capacité de défense anti-missile balistique, mais en échange d’une affirmation par l’Allemagne de la nature nucléaire de l’Alliance Atlantique. Nous avons trouvé, lors du sommet de l’OTAN de Lisbonne en 2010, un compromis qui perdure, consistant à continuer de fonder la défense des intérêts vitaux des nations de l’Alliance sur la dissuasion nucléaire, avec une défense antimissile qui la « renforce ». C’est le mot clé qui a été trouvé. Il a demandé des mois de négociations ! Il signifie qu’elle ne se substitue pas à la dissuasion nucléaire mais ajoute une couche opérationnelle qui renforce sa crédibilité. »
« Un grand travail d’équilibriste ! », sourit le président.
Le conseiller diplomatique reprend la parole :
« Je pourrais prendre contact avec les Allemands et tester leur appétence pour parler en toute discrétion du sujet de la dissuasion nucléaire ? »
Le président le regarde et Nathalie intervient à nouveau. Avec la confiance de la jeunesse, elle n’hésite pas à contredire le diplomate :
« Je ne crois pas que ce soit opportun aujourd’hui à notre propre initiative. Les Allemands sont sortis du nucléaire civil. Le nucléaire est un sujet difficile outre-Rhin, même s’ils sont attachés aux armes nucléaires de l’OTAN sur leur territoire. Ces armes sont américaines et sous contrôle total des Américains, comme vous le savez. Ils achètent des avions de chasse F35 américains pour pouvoir les emporter. Je ne crois pas qu’ils soient prêts à discuter de dissuasion avec nous. Ils ne manqueraient pas de nous rappeler que le bon forum de discussion est le Groupe des Plans Nucléaires de l’OTAN, que nous n’avons pas rejoint. Nos amis allemands n’hésitent plus à parler des armes nucléaires de l’OTAN stationnées sur leur territoire. Elles sont cependant plus ou moins ouvertement contestées par certains partis. C’est pourquoi les Allemands sont aussi actifs dans le projet européen de défense antimissile qu’ils pensent plus acceptable par leur population, notamment les partis antinucléaires. Après la « crise nucléaire » en Ukraine, nous avons pensé que les pays européens se tourneraient vers nous mais, même si la paix dans le pays est fragile, l’ordre international est revenu à la situation d’avant-crise. Personne, surtout pas les Allemands, malgré leur crainte de voir un président populiste revenir à la tête des Etats-Unis, ne veut envisager un scénario sans les Américains ou une situation où les Américains seraient dissuadés d’intervenir par un adversaire nucléaire. La Pologne pourrait faire exception car, lors de la « crise nucléaire », ils furent en première ligne. »
Le président demande :
« Qui payera ce projet de défense antiaérienne et antimissile ? »
Nathalie répond :
« On a évoqué le fond de défense européen, mais cela demanderait de passer par l’Union Européenne alors que l’initiative est poussée dans l’OTAN et que plusieurs des pays participant au projet n’en sont pas membres. Ce n’est pas forcément rédhibitoire, et nos amis américains verraient d’un bon œil que l’Europe finance des capacités américaines… Aujourd’hui, ce projet se fonde en grande partie sur des capacités américaines. »
« Ce bouclier antimissile est-il vraiment efficace ? », demande le président. « Ce serait un argument de choix pour les pourfendeurs des armes nucléaires, qui redoublent d’activité depuis la crise en Ukraine. »
Le chef d’état-major particulier répond :
« Non. Beaucoup prennent pour exemple la défense mise en place par Israël qui traite différentes couches correspondant à différents types de menaces. Mais Israël a une surface équivalente à celle d’un département français. La couverture à obtenir serait très différente pour un pays de la taille de l’Allemagne et beaucoup plus difficile à garantir. Ensuite, s’agissant des missiles intercontinentaux dont la trajectoire passe par l’espace exo-atmosphérique, la probabilité d’interception est loin d’être assurée. Il serait illusoire de penser avoir ainsi une garantie totale de sécurité. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les Allemands discutent du sujet de la dissuasion nucléaire comme ils ne l’ont jamais fait avant. Je suis pourtant d’accord avec Nathalie : parler du sujet est inopportun aujourd’hui, sauf à leur demande. Je ne les vois pas nous aborder sur cette question, à moins d’un événement extérieur qui précipiterait les choses. »
Ils ne le savaient pas en quittant la réunion, mais cet évènement allait arriver plus tôt que prévu.
Berlin, Chancellerie fédérale
Le chancelier allemand reçoit le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense.
Le ministre des Affaires étrangères s’adresse au chancelier :
« Avez-vous lu cet article récent parlant d’un possible élargissement de la dissuasion nucléaire française à l’Allemagne ? »
Le chancelier se montre agacé :
« Oui, le sujet revient plus souvent qu’à l’accoutumée depuis que le président français en a parlé ouvertement. Habituellement, on trouve quelques articles sur cette question l’été, quand tout le monde est en vacances, mais je vois qu’elle occupe aussi une partie de la classe politique et crée des débats dans différents partis. »
« Est-ce que ce serait si idiot d’en parler avec nos amis français ? », se risque le ministre des Affaires étrangères ?
« J’y suis fermement opposé. », rugit le ministre de la défense. « Continuons à pousser plutôt l’initiative européenne de défense antiaérienne et antimissile. » Ce bouclier va bien nous occuper et nous n’allons pas nous placer sous dépendance française pour notre sécurité ! »
Le ministre de la Défense continue :
« Nous allons malheureusement peut-être devoir montrer l’utilité de la défense antimissile, car l’Iran vient d’annoncer qu’il procédera bientôt à une démonstration de tir d’un missile balistique qui pourrait viser l’Atlantique au-delà des côtes françaises. Bien sûr il serait inerte, mais il va voler au-dessus de nos pays et nous montrer qu’ils peuvent nous atteindre quand ils veulent. »
Le chancelier le regarde :
« C’est la raison de cette réunion. Depuis cette annonce, le monde entier se mobilise. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies se réunit en urgence et le secrétaire général de l’OTAN convoque une réunion immédiate. »
« Ce serait quand ? », demande le ministre des Affaires étrangères. Le ministre de la Défense répond :
« Nous ne savons pas, mais l’annonce est crédible et le tir peut arriver d’un moment à l’autre. Nous soupçonnons la Russie d’être derrière. Le missile nous survolera mais dans l’espace exo-atmosphérique, qui est un espace international. Il n’entrera donc pas dans nos espaces aériens nationaux. La Corée du Nord a déjà tiré des missiles qui sont passés au-dessus du Japon. Comment allons-nous réagir, Monsieur le chancelier ? »
Bruxelles, Salle du Conseil de l’Atlantique Nord
L’atmosphère est lourde. Le secrétaire général présente la situation. Les renseignements obtenus montrent que le tir iranien est imminent. Il s’exprime devant les 32 ambassadeurs des pays alliés :
« Nous avons essayé de contacter les Russes pour dissuader l’Iran de réaliser ce tir. Nous les soupçonnons d’agir en sous-main. L’ambassadeur nie fermement, mais la Russie ne fait rien pour intervenir. La Chine non plus. Nous étudions plusieurs réponses possibles. »
L’ambassadeur d’Allemagne prend la parole :
« Nous travaillons depuis longtemps à la construction d’une défense antimissile intégrée dans l’Alliance. C’est peut-être le moment de montrer son efficacité. »
L’ambassadeur des Etats-Unis s’est visiblement coordonné avec son homologue allemand, car il répond immédiatement :
« Nous avons mis nos moyens en alerte, qu’ils soient à terre ou embarqués dans nos frégates déployées en mer Méditerranée. Nous pouvons les placer sous commandement du SACEUR qui pourra les utiliser sous commandement OTAN. Je ne vous cache pas que nous sommes préoccupés par ce tir iranien qui ne manquera pas de faire régir aussi Tel Aviv, même si ce n’est pas Israël qui est directement visé. »
Le SACEUR (Supreme Allied Commander Europe) est le général américain en charge des opérations dans l’OTAN. Il a une double-casquette, selon l’expression consacrée, puisqu’il est le commandant opérationnel des forces de l’OTAN quand elles sont engagées sous la bannière de l’Alliance et celui de toutes les forces américaines stationnées en Europe.
L’OTAN arme en permanence une structure multinationale de commandement où travaillent des milliers de militaires détachés par les nations alliées. Les forces que cette structure commande, elles, sont celles des nations alliées qui peuvent décider de les mettre à disposition de l’OTAN selon la situation. Le SACEUR exerce son commandement otanien depuis son état-major situé à Mons, en Belgique, mais il est souvent à Stuttgart, en Allemagne, où se situe son état-major américain.
Les Américains ne sont pas mécontents de montrer combien les moyens de défense antimissile sont utiles à l’OTAN, avec la perspective d’importants contrats pour leur industrie, si les Alliés décident de les financer en commun. L’ambassadrice de France demande l’organisation d’une autre réunion afin d’aborder l’épineuse question du processus décisionnel pour que le SACEUR puisse décider, au nom de l’OTAN, d’utiliser cette capacité. Le sujet présente un risque majeur que la France est souvent seule à clairement mentionner. Elle est soutenue par quelques Alliés, tandis que d’autres préfèrent éviter le sujet pour ne pas remettre en question la pertinence de la défense antimissile balistique. Si les Alliés se sont entendus sur la complémentarité avec la dissuasion nucléaire, le débat reste entier sur l’emploi opérationnel de la défense antimissile.
Tous ne le savent pas à ce moment-là, mais les faits vont vite démontrer certaines limites de cette capacité.
Mairie de Marseille, bureau du Maire
Le président est en visite dans la cité phocéenne. Son chef d’état-major particulier qui se déplace presque toujours avec lui, vient de lui demander de s’isoler dans le bureau du maire de la ville. Les élus locaux ont compris à son visage que le sujet était sérieux. Ils sont maintenus à l’écart.
« Depuis combien de temps le missile a été tiré ? », demande le président.
Le chef d’état-major particulier répond :
« Il y a environ 10 minutes. Nous avons été prévenus par le SACEUR. Le missile iranien est dans sa phase balistique, dans l’espace. Dans moins de 10 minutes, il va rentrer dans l’atmosphère. »
« On ne l’a pas détecté nous-mêmes ? »
Le chef d’état-major particulier répond :
« Non, Monsieur le président. Nous avions lancé, il y a une vingtaine d’années, un satellite qui permettait de détecter le départ de ces missiles. C’est un démonstrateur qui a tellement bien marché qu’on l’a utilisé de façon opérationnelle pendant plusieurs années, mais le chef d’état-major des armées de l’époque n’a ensuite pas souhaité le remplacer quand il est arrivé en fin de vie. On est dépendants de nos Alliés maintenant, même si on a quelques capacités complémentaires. Le Secrétaire Général de l’OTAN n’arrivera pas à rassembler le Conseil de l’Atlantique Nord et il nous demande d’autoriser le SACEUR à utiliser la défense antimissile. »
« On a combien de temps pour réfléchir ? », reprend le président.
« C’est déjà presque trop tard. », répond le militaire. « Le problème est que les missiles intercepteurs qu’on autoriserait le SACEUR à employer sont eux-mêmes des missiles balistiques qui vont chercher leur cible dans l’espace. Il faut en tirer plusieurs pour augmenter la probabilité de réussite de l’interception. J’ai notre ambassadrice auprès de l’OTAN en ligne. »
Le président le regarde : « J’ai l’impression que vous ne m’avez pas tout dit ? »
« Effectivement, ces missiles tirés de la Méditerranée, dans la cinématique d’interception, sont à 90 degrés de la menace et ils pointent vers la Russie. S’ils manquent la cible ils retomberont sur le territoire russe. Les Russes ont prévenu qu’ils réagiraient en cas de tir d’un missile balistique qui viserait leur pays. On n’a pas le temps de coordonner avec eux. Il faut interdire le tir. »
Le président est inquiet :
« Interdisons au SACEUR de le faire au nom de l’OTAN, mais il peut le faire avec sa casquette américaine ? »
L’ambassadrice, au téléphone, a entendu le président. Elle répond :
« Les Américains ne prendront pas ce risque sauf si c’est l’OTAN qui le demande. Le SACEUR vient d’annoncer que le missile iranien tomberait dans l’Atlantique loin des côtes, comme ils l’avaient annoncé. Nous sommes quasi-certains qu’il n’est pas armé. C’est une démonstration de leur capacité à atteindre cette distance, sans plus. On m’apprend à l’instant que la fenêtre de tir vient de se refermer, Monsieur le président. Nous n’avons pas donné notre accord, ce qui revient à avoir exprimé notre veto. »
« C’est très bien comme cela, merci, ambassadeur », termine le président. « Je rentre à Paris ».
Berlin, bureau du chancelier
Le chancelier fulmine. Il est avec le ministre de la Défense et le chef d’état-major des armées.
« Les Français ont empêché le tir antimissile ! Comment expliquez-vous cela ? », demande-t-il.
« Ils ne sont pas les seuls. », répond le ministre de la défense. « Il y avait un risque avec la Russie. »
Le chancelier le regarde : « Expliquez-moi cela. »
C’est le chef d’état-major qui prend la parole pour expliquer la cinématique et la possibilité d’une méprise par la Russie qui aurait pu réagir à la détection d’un tir de missile balistique vers son sol, sans savoir qu’il s’agissait en fait d’un intercepteur.
« Vous croyez vraiment que les Russes n’étaient pas au courant du tir iranien ? », demande le chancelier.
Le ministre répond :
« Probablement ils l’étaient, mais ils ont été injoignables durant le temps de vol du missile qui est très court. Le risque était important, d’autant que les radars de la défense aérienne intégrée ont rapidement calculé une trajectoire qui partait vers l’océan. »
Le chancelier baisse les yeux, pensif, puis se redresse et demande :
« Alors la défense antimissile ne sert à rien et toute l’énergie que nous mettons à développer ce programme majeur et à pousser l’OTAN dans cette voie est vaine ? »
Le chef d’état-major et le ministre se regardent. L’éventualité de ce cas de figure n’avait pas été assez anticipée. Le chef d’état-major des armées se risque à un commentaire :
« Nous avons de nombreux cas de figure où la défense antimissile est pertinente et, dans d’autres circonstances, nous aurions pu intercepter le missile iranien. »
« Avec le risque de déclencher une guerre nucléaire ! », le coupe le chancelier.
Le ministre poursuit :
« Cela dépend de la situation. C’est bien la raison pour laquelle, nous avons admis que la défense antimissile, sur laquelle nous misons, renforce le parapluie de la dissuasion nucléaire et ne peut s’y substituer. »
« Oui, je sais. », répond le chancelier. « C’est ce que les Français ont longuement défendu. Mais la France a une dissuasion nucléaire et pas nous. »
Le chef d’état-major reprend :
« Nous avons aussi des armes nucléaires ».
« Oui, mais ces armes, utilisables dans le cadre de l’OTAN, sont américaines. On ne pourrait pas les utiliser sans leur accord. On a bien vu, avec la « crise nucléaire » en Ukraine, que cet accord n’est pas certain. », répond le chancelier.
Il reste assis dans son fauteuil, les yeux tournés vers la fenêtre. Il réfléchit. L’Allemagne est un grand pays qui devrait pouvoir se défendre seul. Il est attaché à l’Alliance Atlantique. Il sait que la défense de son pays ne peut se concevoir sans l’OTAN, faute d’armes nucléaires souveraines. Il envie son homologue français qui peut prendre des positions fortes. Il sait aussi que sa sécurité peut dépendre du résultat d’élections américaines et de la décision d’un président de renoncer à s’engager en faveur de la défense de l’Europe. Il sait enfin qu’il serait très difficile, politiquement, d’entraîner son pays dans le développement d’une dissuasion nucléaire propre. Même s’il le pouvait, ce serait irréalisable au plan technique car la réalisation d’essais est devenue impossible à une nation occidentale. Sans ces essais, aucune simulation ne peut être validée. Seule la France dispose des données nécessaires, grâce à la réalisation des derniers essais nucléaires décidés par le président Chirac. Mais la France ne les partage pas avec les puissances nucléaires actuelles. Elle ne le fera pas avec l’Allemagne. Et de nombreuses questions se poseraient comme la fabrication des armes, l’approvisionnement en matière fissile, le stockage des armes, leur contrôle, la logistique, les capacités militaires d’accompagnement, les centres de commandement et réseaux associés, l’entraînement et bien d’autres encore.
Il se retourne :
« Le président français a récemment ouvert la voie à un élargissement de sa dissuasion nucléaire. Je voudrais qu’on puisse lancer une discussion sur le sujet. »
Le ministre et le chef d’état-major le fixent, les yeux grands ouverts. Cela amuse un peu le chancelier :
« Bien sûr, ce n’est qu’une discussion à ce stade et qui devra rester dans la totale discrétion. Qui voyez-vous qui pourrait conduire cette mission ? »
Le ministre et le chef d’état-major restent silencieux. Le chancelier devine leur pensée. Il reprend la parole :
« Non, pas un diplomate. Il me faudrait quelqu’un qui puisse parler directement à un proche du président mais je ne souhaite pas aborder le sujet sous l’angle des relations diplomatiques. Pas à ce stade. La diplomatie interviendra plus tard. Il me faudrait quelqu’un qui sache de quoi on parle quand il s’agit d’armes nucléaires. Quelqu’un capable de raisonner en termes opérationnels et politiques pour bien comprendre les contraintes et les conséquences. »
Le chef d’état-major prend la parole :
« Côté français, si on veut rester discret mais avoir le bon niveau, à la fois de proximité avec le président et de compétence sur le sujet, le bon interlocuteur sera indéniablement le chef de l’état-major particulier. La raison profonde de la présence, aux côtés du président, de cet officier général qui a le même rang que le chef d’état-major des armées, est justement la dissuasion nucléaire. »
« Vous le connaissez ? », demande le chancelier.
« Très bien. », répond le chef d’état-major. C’est un aviateur actuellement. Il est très proche d’Helmut, un général que vous connaissez bien. Helmut et lui se sont côtoyés dans l’OTAN et s’apprécient. Helmut a été pilote de chasse dans l’unité qui emploie les armées nucléaires de l’OTAN déployées en Allemagne. Il connaît le sujet. »
Le chancelier est satisfait. Voilà, se dit-il, le couple parfait pour une discussion discrète et précise sur le sujet.
« Je veux rencontrer Helmut sans délai. », dit-il.
Paris, Hôtel de Marigny
L’hôtel de Marigny, situé à proximité immédiate de l’Elysée, fut longtemps la résidence de passage des chefs d’Etat et de gouvernement en visite en France. Kadhafi y planta sa tente dans la cour. Aujourd’hui, l’hôtel abrite des organisations subordonnées au président de la République. C’est là qu’on trouve les bureaux de l’état-major particulier du président.
Helmut, arrivé à Paris la veille, y retrouve le chef d’état-major particulier. Les deux hommes, tous les deux pilotes de chasse, se connaissent bien pour avoir été qualifiés leader de dispositif dans la même session du très convoité « Tactical leadership Program », véritable école d’excellence pour la formation avancée des pilotes de chasse destinés un jour à planifier et diriger des opérations aériennes importantes. Les téléphones ont été stockés dans un casier protégé. La confidentialité des propos est garantie. Nathalie, la conseillère du président, a rejoint les deux officiers généraux. Helmut a préféré venir seul mais a accepté la présence de Nathalie car ses compétences en matière de dissuasion nucléaire sont reconnues.
« J’avoue que je ne sais pas exactement comment aborder le sujet. », commence Helmut. « J’ai un peu carte blanche et je viens sans réel mandat si ce n’est essayer de comprendre ce que voudrait dire pour vous l’élargissement à l’Europe de votre dissuasion nucléaire. Le chancelier souhaite mieux comprendre les propos de votre président et je dois te dire qu’il y a au sein du gouvernement des opposants qui n’approuveraient pas ma mission s’ils la connaissaient. Très peu de personnes sont au courant du mandat que m’a confié le chancelier. »
« Pas facile pour toi, alors ! », s’amuse le chef d’état-major français. « De notre côté, ta visite nous a aussi surpris, mais je crois que nous avons ensemble la possibilité de travailler sur le sujet de façon dépassionnée et sans objectif majeur à atteindre à ce stade. Je présume que le tir récent de l’Iran a beaucoup fait réfléchir ton chancelier ? ».
Helmut le regarde :
« Oui, c’est je crois le facteur qui a déclenché cette mission. Vous seriez prêts à quoi dans cet élargissement ? »
Le Français répond :
« C’est une question un peu rapide, Helmut. Je propose qu’on commence par clarifier la position française sur la dissuasion nucléaire. Nathalie va t’en faire une présentation plus détaillée que ce qu’on partage normalement avec nos Alliés, sauf les Américains et les Britanniques, qui sont eux aussi des Etats dotés, avec lesquels nous parlons souvent en format « P3 », c’est à dire entre nos trois pays. »
« Un format qui agace un peu en Allemagne ! », rétorque Helmut. « Notre gouvernement préfèrerait que les discussions sur la dissuasion nucléaire aient lieu dans le cadre du Groupe des Plans Nucléaires de l’OTAN, que la France n’a pas rejoint. »
Nathalie prend la parole :
« Général, permettez-moi de vous expliquer pourquoi. La dissuasion nucléaire française est liée directement à la défense des intérêts vitaux de la France et c’est donc une décision qui ne se partage pas. Elle n’est pas mutualisable avec les forces de l’OTAN, même si, bien sûr, comme le précisent régulièrement les déclarations de l’OTAN, elle entre dans l’équation générale de la dissuasion de l’Alliance Atlantique, au même titre que les forces britanniques ou américaines. Parce que la décision d’emploi de ces forces reste souveraine, les forces nucléaires françaises, britanniques et américaines, complexifient l’appréciation de la menace par l’adversaire et créent ainsi un effet dissuasif supplémentaire. L’OTAN le souligne dans chacun de ses communiqués. »
Nathalie poursuit et présente à Helmut les différentes facettes de la dissuasion nucléaire française, suivie par le chef d’état-major pour les aspects opérationnels. Ce dernier explique comment la dissuasion nucléaire structure la défense française, notamment la marine nationale et l’armée de l’air et de l’espace. La France est le seul pays en Europe à avoir gardé des savoir-faire et des capacités uniques, comme une structure de commandement et de conduite des opérations crédible et robuste, redondante et protégée avec des capacités de planification d’opération autonomes. Les Alliés européens ont petit à petit abandonné certaines de ces capacités à l’OTAN ou à une couverture américaine qu’ils espèrent pérenne. La France aurait fini par consentir les mêmes abandons, si la crédibilité des deux composantes de la dissuasion nucléaire n’avait pas été en jeu. Les armées françaises, y compris de l’armée de terre par voie de rebond, ont maintenu au plus haut niveau de préparation et d’entraînement leurs compétences opérationnelles, grâce aux forces nucléaires. La réactivité des armées françaises est structurée par le niveau d’alerte permanent de ces forces, tenu sans discontinuité depuis la mise en œuvre de la première posture nucléaire, en 1964. Helmut l’écoute et mesure les abandons en question. Il sait que son ami français a raison. Il reconnait la capacité des armées françaises, capables d’intervenir dans tous les types d’opérations avec un spectre complet de capacités opérationnelles et envie leur réactivité.
Helmut est très reconnaissant du niveau des informations présentées par ses interlocuteurs. Il voudrait en savoir plus mais comprend que tout ne peut être partagé.
« Merci beaucoup pour cet éclairage très complet. », dit-il. « Et maintenant comment avancer sur notre sujet ? »
Le chef d’état-major prend la parole :
« Je propose que nous commencions par lister les questions qui se posent, sans se restreindre. Ce sera un premier jet pour mettre à jour nos interrogations respectives et aussi nos probables divergences ou incompréhensions. »
Helmut acquiesce :
« Je commence. », propose-t-il. « Etes-vous prêt à partager la décision d’engagement des forces nucléaires ou elle resterait sous la seule responsabilité de votre président ? »
« Tu commences fort ! », réagit le Français. Helmut poursuit :
« Ce partage concernerait vos deux composantes, la composante sous-marine et la composante aéroportée ? Comment partagerions-nous la planification, ou le contrôle des forces et des armes ? Je comprends qu’en France, le Parlement ou le Sénat ne sont pas associés à la planification et à la décision, en raison du niveau de secret et parce que seul votre président peut décider de l’emploi des forces nucléaires. Les relations avec le Bundestag, notre Parlement, sont essentielles en Allemagne. Comment concilier les deux approches, très présidentielle en France et plus parlementaire en Allemagne ? »
Nathalie intervient :
« Général, ces questions sont toutes pertinentes, mais nous n’aurons aucune réponse. La dissuasion nucléaire est tellement essentielle pour la sauvegarde de notre Nation qu’il n’est pas souhaitable de l’emmener dans un débat démocratique avec les citoyens. Sa crédibilité repose sur l’acceptation sans faille que le président l’emploierait si la Nation était menacée dans ses intérêts vitaux. Cette résolution, pilier de la dissuasion nucléaire, pourrait être menacée si le président avait un doute sur le soutien de la Nation tout entière. Je souligne que ce débat ne pourrait être impartial en raison de l’extrême confidentialité des données. Le secret ne permettrait pas de partager les éléments nécessaires pour émettre un avis éclairé. Je comprends que ce concept soit plus difficile à défendre en Allemagne. »
« C’est vrai. », répond Helmut. « Cette carte blanche au chef de l’exécutif serait plus compliquée à faire admettre chez nous. C’est un sujet qui pourrait bloquer les discussions, si d’aventure nos leaders politiques voulaient étudier la possibilité pour l’Allemagne de se doter de forces nucléaires souveraines. Mais vous dites que le Parlement n’est pas du tout associé ? »
Nathalie reprend :
« En fait si, Général. La dissuasion fait l’objet bien entendu d’un débat démocratique dans notre pays puisque le Parlement débat régulièrement de la configuration, de la modernisation de nos forces nucléaires, ainsi que de leur financement. Ce qui ne peut pas être soumis à délibération pour des raisons évidentes, c’est la décision d’emploi. Elle est constitutionnellement réservée au chef de l’Etat. Le même principe s’applique dans tous les pays nucléaires, y compris aux États-Unis. En France, le Parlement et le Sénat s’intéressent donc bien au sujet, au sein des commissions de défense. Ces commissions conduisent des consultations régulièrement et émettent des rapports qui montrent à la Nation que, même si elle n’est pas directement consultée, sa représentation parlementaire l’est. C’est important pour la confiance. »
Helmut intervient :
« Si nous devions avancer sur ce sujet d’une dissuasion nucléaire plus partagée, même avec une ambition réduite, je comprends qu’il faudrait une véritable entente entre nos gouvernements. Faisons l’hypothèse que ce soit le cas. Que se passerait-il en cas d’élection dans nos pays respectifs ? Nous le voyons bien : les résultats de nos élections nationales pourraient remettre en cause un accord sur un sujet si engageant pour nos Nations. Il faudrait alors le prévoir, en considérant les engagements systématiquement caducs à chaque élection de gouvernement. Le nouvel élu déciderait ensuite, ou non, de les reconduire en accord avec son homologue de l’autre pays. »
« Je crois que nous allons un peu loin un peu trop vite. », répond le chef d’état-major.
Helmut reprend :
« De façon plus simple, j’ai lu dans la presse que certains envisagent un partage de moyens. Les forces nucléaires navales et aériennes, si je comprends bien ce que vous venez de me présenter, demandent un accompagnement de forces conventionnelles. Est-ce que ces forces pourraient être mises à disposition par un autre pays, un peu comme les missions dites « Snowcat » de l’OTAN où des Alliés qui n’ont pas d’armes nucléaires participent à cet accompagnement avec leurs forces conventionnelles ? Ou j’ai aussi lu que vous envisageriez le déploiement d’armes dans un ou deux autres pays ? »
Le chef d’état-major répond, tout en servant un verre d’eau à Helmut :
« Beaucoup de choses sont écrites par les journalistes ou des questions posées par les think tanks, mais cela ne vient pas du président, tu sais ? Il y a souvent une surinterprétation de sa pensée ou de ses déclarations. Le sujet de l’accompagnement d’un raid nucléaire par des tiers s’adresse principalement à la composante aéroportée, qui est certainement celle qui se prête le mieux à une coopération. Elle est volontairement visible alors que la composante sous-marine reste tapie au fond de l’océan. C’est en cela qu’elles sont très complémentaires et permettent des gesticulations politiques diverses en fonction de la situation. On a déjà évoqué plusieurs fois l’accompagnement d’un raid nucléaire par un autre pays, comme l’Allemagne. Pourquoi pas, mais c’est un mode d’action tactique alors que notre débat aujourd’hui traite du sujet de l’utilisation de la force nucléaire en protection des intérêts vitaux de nos Nations. Une première action à mener pourrait être de trouver les bonnes personnes dans nos pays pour réfléchir à l’imbrication de nos intérêts vitaux. Si la France est un jour menacée dans son existence et le seuil de ses intérêts vitaux atteint, est-ce que l’Allemagne ne le serait pas aussi ? Serait-ce crédible que cette situation ne concerne que notre Nation ? »
Helmut réagit :
« C’est une bonne question, mais c’est vrai aussi pour la quasi-totalité des pays européens. D’où la dissuasion de l’OTAN. »
« Mais avec l’incertitude des Américains, qui détiennent les armes », réagit Nathalie.
Helmut reprend :
« Cette idée de travailler sur les intérêts vitaux et leur imbrication est pertinente. Je ne sais pas qui pourrait être autour de la table. Des personnalités choisies de think tanks, des diplomates, des militaires, des parlementaires ? »
Nathalie répond :
« Comprenons-nous bien, Général. Il n’est pas envisageable de définir les intérêts vitaux. Cette définition relève de l’appréciation du seul président de la République. Les définir serait mettre la dissuasion à risque car l’adversaire jouerait sur les seuils, en se plaçant à la limite des intérêts vitaux. En l’absence de clarification, l’appréciation de ces seuils par l’adversaire est complexe et l’incertitude qui en résulte est partie intégrante de la dissuasion. Définir les intérêts vitaux serait une atteinte grave à la dissuasion dont le but est de dissuader l’adversaire d’atteindre des intérêts vitaux qu’il ne connaît pas. »
« Mais alors.. », répond Helmut, « il n’y a pas de réflexion commune possible ? »
« Si », répond Nathalie. « Vous pourriez déjà mener cette réflexion en Allemagne et il est possible d’envisager des exercices de niveau politique où, grâce à l’usage de scénarios de crise, nos gouvernements seraient amenés à se concerter. Nous resterions, bien sûr, au niveau des chefs d’État, car c’est à ce niveau qu’une concertation aurait lieu. L’objectif ne serait pas tant de trouver quels pourraient être les convergences en matière d’intérêts vitaux, que de montrer à nos adversaires potentiels qu’en l’absence des Américains, nous serions capables d’engager la force nucléaire en Europe pour nous défendre. Ce serait un message fort. »
« Je n’ai pas mandat pour proposer un pays plutôt qu’un autre, mais je doute que mon gouvernement soit d’accord pour que cette discussion ait lieu juste entre Français et Allemands. Je comprends qu’on ne peut pas organiser ces exercices dans un large format ou une organisation comme l’Union Européenne, mais nous pourrions envisager d’autres interlocuteurs. La Pologne, par exemple ? », dit Helmut.
Nathalie réagit à nouveau :
« Il me semble que, si nous devions associer un pays, le Royaume-Uni serait vraiment le plus légitime, en raison de ses capacités nucléaires souveraines. »
Le chef d’état-major particulier acquiesce :
« Ce sera un point qu’il faudra présenter à nos chefs d’Etat. », dit-il. Mais nous parlions d’hypothèses. Nous pourrions essayer de formuler nos contraintes respectives et quelques hypothèses de travail. Sinon, nous continuerons d’être très génériques. »
Helmut approuve mais il est déjà tard. Les trois décident de se retrouver au restaurant pour une soirée conviviale au cours de laquelle la dissuasion nucléaire ne sera pas évoquée. Le bon vieux temps passé dans un cockpit où le monde paraissait plus simple à ces deux militaires est au cœur des discussions. Nathalie écoute les histoires incroyables évoquées par les deux hommes autour d’un bon Bourgogne, car tous les deux sont membres de la confrérie du tastevin de cette région, créée la même année que l’armée de l’air et de l’espace française. Un peu admirative, elle se dit qu’elle ne vivra jamais d’aventures humaines aussi fortes.
Paris, retour à l’Hôtel de Marigny
« Merci encore pour la soirée d’hier. L’Aloxe Corton m’a rappelé cette magnifique soirée où nous avons été intronisés tous les deux au Clos de Vougeot. », dit Helmut.
Le chef d’état-major particulier prend la parole :
« Reprenons où nous en étions hier. Quelles hypothèses et quelles contraintes ou lignes rouges, si tu préfères. »
« Je vois difficilement comment nous pourrions accepter de dépendre de la décision du président français pour défendre nos intérêts vitaux. », commence Helmut.
« Vous le faites avec les Américains. », coupe Nathalie.
Le chef d’état-major particulier renchérit :
« Et si nous prenions comme hypothèse que nos travaux se fondent sur un renoncement des Américains à garantir leur parapluie nucléaire ? Ce serait plus simple, non ? Dans ce cas, est-ce qu’il serait envisageable que la France se substitue à nos Alliés d’outre-Atlantique ? »
Nathalie les regarde :
« Avec un mécanisme de discussion, à défaut de décision partagée ? »
Helmut réagit à cette proposition :
« Nous les Allemands n’aimons pas beaucoup les mécanismes complexes et préférons des chaînes de décision directes et claires. »
Le chef d’état-major sourit. :
« C’est ce que vous aimez nous faire croire, Helmut. Toi et moi savons que les mécanismes de décisions sont loin d’être aussi carrés, dans ton pays ! ». Helmut répond en riant franchement.
« Oui, mais on n’aime pas quand ce sont les Français qui nous le disent ! Je propose qu’on prenne comme postulat que, tant que les Américains apporteront leur parapluie nucléaire à l’Alliance, il n’y aura pas de rapprochement sur le sujet avec la France. »
« Mais cela n’empêche pas de réfléchir en amont à ce rapprochement, si cette situation devait arriver. », reprend Nathalie. « Est-ce qu’un scénario européen est envisageable ? Car dans l’hypothèse que nous prenons, l’Allemagne ne serait pas la seule concernée. »
« Trop complexe. », répond le chef d’état-major. « Débutons cette réflexion avec l’Allemagne, en toute confidentialité. On peut penser à associer d’autres pays. Le Royaume-Uni, bien sûr. La Pologne peut-être aussi ? »
« Plus tard. », propose Helmut. « Et vous quelles lignes rouges ? »
Le chef d’état-major répond :
« Nous gardons la pleine souveraineté de l’emploi de nos forces nucléaires pour la défense de nos intérêts vitaux. Il ne peut y avoir de décision commune sur le sujet. Le président reste seul maître de l’appréciation du seuil d’atteinte des intérêts vitaux de la France. Cela ne l’empêche pas de prendre en compte la situation de nos Alliés, dont l’Allemagne, ni de parler avec eux, en fonction de la situation et du contexte, notamment dans l’hypothèse que nous avons évoquée, d’un retrait américain. »
« Il le ferait directement, ou dans le cadre de l’OTAN ? », demande Helmut. « Ou, si les Américains sont empêchés, dans le cadre de l’Union Européenne ? »
« S’il devait y avoir concertation, elle se ferait dans le cadre le mieux adapté à la situation. Pourquoi pas dans le cadre européen, par exemple après une demande exprimée via l’article 42-7 du Traité de l’Union Européenne. Mais le président français serait celui qui déciderait de l’emploi de la dissuasion nucléaire française pour la défense de l’Europe. », reprend Nathalie. « Un projet qu’il faudrait coordonner avec les Anglais, certainement. Sans les Américains, l’Europe n’a pas d’autre solution que la France et les Britanniques. »
« Je ne suis pas certain que mon gouvernement accepte cela. Je propose qu’on étudie ce mécanisme de concertation entre nous. Il sera bien temps, si on arrive à avancer, ce qui est loin d’être certain, d’élargir le cercle. », répond le militaire allemand.
Nathalie reprend la parole :
« Certains pourraient dire que, si cette responsabilité était confiée à la France, elle en tirerait une vraie satisfaction. Mais, Général, une dissuasion élargie serait une responsabilité écrasante pour notre président. Il lui faudrait une compréhension des enjeux internationaux, une clairvoyance et un mental extrêmement solides. Car nous parlons ici de décision aux conséquences terribles, dans des situations de crise extrême. C’est déjà difficile pour un pays, alors imaginez s’il s’agit de l’avenir d’un continent ! Si cette responsabilité politique revenait à la France ou à la France et au Royaume-Uni, ce serait tout sauf un cadeau. Il faudrait aussi que le président, comme nous le disions pour la population française, démontre sa capacité à endosser cette responsabilité sans faiblir, étayée par la certitude qu’il aurait la totale confiance des Nations dont il assurerait la protection. Le parapluie nucléaire américain a permis à l’Europe de vivre sans guerre depuis plus de 70 ans, parce qu’il est crédible. Au début, c’est ce parapluie qui a empêché la République Fédérale d’Allemagne de se tourner vers l’arme nucléaire. C’est vrai pour de nombreux autres Alliés de l’OTAN. Il a donc aussi empêché la prolifération des armes. Si les Américains devaient se détourner de l’Europe, l’alternative, sans l’assurance que les pays européens dotés de l’arme nucléaire prendraient le relais, serait une nouvelle course aux armements nucléaires. Ou, par défaut, les Nations européennes pourraient se laisser convaincre que l’arme nucléaire n’est plus légitime alors que la Russie, la Chine et d’autres, garderont leurs arsenaux. C’est cela l’équation en jeu pour l’Europe. Je le répète : c’est tout sauf un cadeau ! »
Le chef d’état-major particulier regarde Nathalie avec admiration pour sa franchise et sa pugnacité, malgré son jeune âge. Il s’adresse à Helmut :
« Ton gouvernement accepterait une déclaration commune affirmant que nous travaillons sur le sujet car nous avons la certitude que les intérêts vitaux de la France et de l’Allemagne sont liés ? Cela s’était fait entre le président Jacques Chirac et le premier ministre britannique John Major en 1995. Dans une déclaration commune, ils affirmèrent que les intérêts vitaux de l’un ne pouvaient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre ne soient aussi en danger et qu’ils progressaient dans l’approfondissement de leur coopération nucléaire avec l’objectif de renforcer la dissuasion tout en préservant l’indépendance des forces nucléaires des deux pays. Pas si engageant dans les résultats, mais ce genre de déclaration donne une impulsion, notamment si on voulait lancer une réflexion sur une dissuasion nucléaire élargie. Vous n’êtes pas sans savoir, Général, qu’avant cette déclaration entre Jacques Chirac et John Major, le président Mitterrand et le chancelier Kohl eurent aussi de longues conversations confidentielles sur le même sujet. »
« Je ne savais pas. », répond Helmut. « La France et le Royaume-Uni sont deux Etats dotés d’une force nucléaire souveraine, même si les Britanniques gardent une dépendance aux Etats-Unis pour les sous-marins et les armes. C’est différent pour nous et je pense que jamais le gouvernement ne voudra afficher une telle déclaration de peur de pousser les Américains à nous tourner le dos. »
« Mais c’est une question qui pourrait être vue avec eux. Vouloir garder la confidentialité, c’est prendre le risque qu’ils l’apprennent et justement qu’ils expriment leur mécontentement. », répond Nathalie.
Helmut la regarde :
« Je pourrais risquer une autre idée. Nous avons vu avec le tir iranien récent que le temps de réaction est très court. Il faut pouvoir le détecter au plus tôt et en identifier l’origine. Cette capacité qu’on appelle alerte avancée, est indispensable pour la défense antimissile mais aussi pour la dissuasion car l’adversaire sait qu’il ne pourrait profiter de l’ambiguïté qui résulterait d’une mauvaise attribution du tir. Sans la certitude de l’origine du tir, il serait difficile à une nation nucléaire de réagir massivement. Nos deux pays ont envisagé un programme européen pour mettre en œuvre une alerte avancée depuis l’espace. Ce serait un bon sujet de coopération, non ? »
Nathalie et le chef d’état-major particulier acquiescent. Ce programme a déjà été envisagé. Il permettrait d’avancer sur le débat d’une dissuasion élargie par mutualisation de certaines capacités.
« Nous allons en rester là et faire un point de cette première rencontre à nos chefs d’Etat respectifs, Helmut. », dit le chef d’état-major. « Nous n’avons pas posé toutes les questions, mais c’est un début qui montre combien le sujet est délicat. Nous sommes condamnés à nous revoir ! »
Helmut salue ses interlocuteurs et reprend le chemin de l’aéroport.
Moscou
Comme souvent, le lieu de la réunion est décidé au dernier moment. Si la propagande officielle montre une large adhésion de la population au président, dans la réalité, il continue de vivre dans la crainte d’un possible attentat. La vie des dictateurs est sujette à quelques contraintes…
Le président est entouré du ministre de la Défense et du chef d’état-major des armées. Yuri est aussi présent, car aujourd’hui, c’est sous ce prénom qu’il se présente. La distance avec le président est bien sûr maintenue.
Le président prend la parole :
« Votre idée du missile iranien était parfaite ! Bravo. »
Yuri est flatté et rougit un peu, ce qui éclaire son visage au teint fade d’une couleur curieuse. Il est rare que le président le complimente d’une façon aussi directe. Il répond, avec une fierté perceptible dans la voix :
« Oui Monsieur le président, on a semé quelques doutes dans les certitudes de nos « amis » de l’OTAN ! C’était un bon moyen de mettre un peu de chaos dans les capitales occidentales. »
Le président reprend, amusé. Il est de bonne humeur aujourd’hui :
« Depuis les élections européennes, ils n’ont pas besoin de nous pour générer du chaos ! Et là, nous n’y sommes pour rien. L’OTAN n’a pas communiqué sur le tir. Et pour cause, la communication n’aurait pas été à leur honneur ! Pourquoi ne l’avons-nous pas fait fuiter ? »
Yuri répond :
« Parce que, Monsieur le président, nous ne voulons pas pousser les pays européens à envisager un élargissement de la dissuasion nucléaire, soit par l’acquisition d’armes, soit par la recherche d’un parapluie français ou britannique. »
Le ministre de la Défense renchérit :
« Nos informateurs nous disent que le chancelier allemand a envoyé un émissaire à Paris. Des informations recueillies il s’agit d’un général qu’on a vu entrer dans les bureaux du conseiller militaire du président français. Il est mandaté apparemment pour parler dissuasion nucléaire. N’avez-vous pas peur que ce tir ne pousse les Allemands dans les bras des Français, suivis peut-être par d’autres, ce qui compliquerait l’équation de la dissuasion pour nous ? »
Le président répond :
« Nos espions sont toujours aussi bons ! Le risque est faible en raison de la forte opposition sur le nucléaire en Allemagne. Je ne suis pas contre semer le doute sur l’efficacité de la défense antimissile. Nous n’accepterons jamais de voir un missile balistique tourné vers la Russie, fut-il déclaré comme un intercepteur de missile. Il faut que l’OTAN le sache. Ce n’est pas nouveau. Nous avions débattu ce sujet avec le président Obama, ce qui l’avait conduit à retirer les systèmes anti-missiles prévus d’être déployés en Pologne à cette époque. »
Yuri se risque à poursuivre :
« Nous allons faire fuiter cette entrevue, qui est supposée rester confidentielle, dans la presse allemande. Ce sera repris immédiatement en France. Cela mettra le chancelier en difficulté et je suis certain que les partis d’opposition accuseront à nouveau le président français de brader sa souveraineté. »
Le président le regarde, toujours souriant. Les meilleures opérations de guerre hybride sont celles qui se jouent en plusieurs saisons. Yuri continue :
« Je propose qu’on envisage de pousser nos amis Nord-Coréens à réaliser à leur tour un tir vers l’Atlantique. Les Européens voient le monde au travers de leurs cartes murales. La projection de Mercator donne une représentation plane de la Terre et laisse penser que la Corée du Nord est très éloignée. Cette action montrerait qu’en passant par le pôle, l’Europe est à portée de tir. Un moyen de semer un peu plus de chaos. »
Le président réagit :
« L’idée n’est pas mauvaise, mais je ne suis pas certain que la Chine apprécie. »
C’est sur cette considération que la réunion est ajournée.
Paris, Bureau du président de la République
Le chef d’état-major particulier et Nathalie sont présents ainsi que le conseiller diplomatique. Ce dernier montre son mécontentement de n’avoir pas été associé aux débats avec Helmut. Le chef d’état-major des armées assiste aussi à la réunion.
Le chef d’état-major particulier commence à décrire les discussions avec Helmut, mais il est coupé par le président qui lui montre la presse du jour. Le général l’avait bien sûr vue avant la rencontre.
« Je suppose que cela ne vient pas de vous ? », demande le président. « Je viens de m’entretenir avec le chancelier qui était très en colère. Cet article en reprend un autre publié hier en Allemagne. C’est une crise politique chez eux et je m’attends moi-même à un tir groupé de tous mes opposants. »
Le chef d’état-major particulier répond :
« Ce n’est pas la première fois que les Allemands montrent un défaut de protection du secret. Nos services de renseignement affirment que la fuite est organisée par la Russie. Cela va rendre complexe la poursuite des discussions. » Il reprend la présentation des réflexions partagées avec Helmut.
« Vous en déduisez quoi finalement ? », demande le président.
« Nous pourrions mettre en œuvre votre proposition d’une réflexion plus large associant dissuasion nucléaire, défense antimissile, armements nouveaux, et d’autres, entre Européens. C’est un moyen de dépassionner le débat tout en revenant indirectement sur la question de la dissuasion. »
Le conseiller diplomatique sort de son mutisme et prend la parole :
« Nous devrions insister plus sur la « crise nucléaire » en Ukraine. Elle a montré que l’engagement américain n’est pas assuré. C’est sur cette base et à partir de cette hypothèse, qu’il faut avoir cette discussion.
« Dans quel cadre ? », demande le président. L’union Européenne ? Un cadre ad hoc ? »
Le chef d’état-major des armées prend la parole :
« Tout ce qu’on fait hors OTAN n’attire pas beaucoup nos Alliés. Idéalement il faudrait le faire entre Européens de l’OTAN. Pour le rendre acceptable, nous pourrions avoir cette réflexion en format ad hoc sous forme de colloque fermé, avec le but affiché d’en parler ensuite dans l’OTAN. »
Le chef d’état-major particulier reprend :
« Pour ne pas être accusés d’avoir des intentions nationales, nous pourrions demander à un pays tiers de l’organiser. Un pays neutre sur le sujet. La République tchèque, par exemple ou un pays balte. »
« J’aime bien cette idée. », répond le président. « Ce serait un moyen d’éviter les contraintes dues à la lourdeur de décision des organisations internationales. J’ai une autre question : l’OTAN nous a demandé de ne pas communiquer sur la décision de ne pas tenter de neutraliser le missile iranien. Mais est-ce que nous n’aurions pas intérêt à faire fuiter cette information au bon moment alors que nous évoquons l’organisation de cette conférence ? Pour faire comprendre à nos alliés l’importance de la dissuasion nucléaire française pour le continent ? »
Nathalie se montre un peu effrontée en répondant au président :
« Est-ce vraiment dans nos valeurs d’exercer ce type de guerre d’influence vis-à-vis de nos Alliés ? »
Tous regardent le président et comprennent qu’il est très tenté d’envoyer cette petite grenade dans la sphère internationale. Le chef d’état-major particulier garde en tête la réflexion de Nathalie, quand elle parla à Helmut du poids de la responsabilité que représenterait une dissuasion élargie à d’autres pays.
« Vous seriez en mesure d’assurer cette très lourde charge, Monsieur le président. Mais il y aura des élections. Alors que des partis populistes gagnent du terrain politique, êtes-vous certain que les futurs dirigeants de notre pays auront toujours la stature pour cette écrasante responsabilité et la volonté de l’exercer ? »
Le président se tourne vers lui. Il sait que le général a raison de poser cette question. Il change de sujet.
« Est-ce qu’on continue, s’ils le souhaitent, de discuter en bilatéral avec les Allemands en essayant de maintenir un peu plus de confidentialité ? »
Le chef d’état-major particulier a le dernier mot :
« Je pense…, nous pensons, » dit-il en regardant Nathalie, « que si nous devons avoir une discussion bilatérale sur la dissuasion nucléaire avant d’aborder le sujet au niveau plus large, pour toutes les raisons évoquées, y compris la certitude que le sujet est trop engageant pour ne pas le traiter seuls, il faut commencer avec l’autre nation européenne qui a des forces nucléaires : avec nos alliés britanniques.
Berlin, bureau du chancelier
Helmut est en grande tenue. Il est seul avec le chancelier et il craint une remontée de bretelles en raison de la fuite dans la presse sur sa mission à Paris.
Mais le chancelier, s’il semble préoccupé, est plus détendu qu’il ne s’y attendait. Ce dernier regarde le militaire :
« Nous avons des progrès à faire sur le secret, Général. »
Helmut baisse un peu la tête, ce qui ne lui ressemble pas. Le chancelier reprend :
« Mais je ne vous ai pas fait venir pour cela. »
Il a bien noté qu’Helmut était en grande tenue, une posture de circonstance pour un militaire qui va être réprimandé.
« J’ai bien réfléchi à votre mission et je voudrais votre avis. », dit-il au militaire. « Comment après votre entretien à Paris, voyez-vous la suite ? »
Helmut se redresse et répond :
« Nous avons mis quelques idées sur la table et je comprends mieux la dissuasion française. Le président français décidera de l’emploi de ses forces nucléaires si la situation l’amène au seuil des intérêts vitaux de la France. Il a décidé seul de l’emploi de l’ultime avertissement, lors de la « crise nucléaire ». Il le ferait encore, pour l’ultime avertissement comme pour l’emploi de la totalité des forces nucléaires aériennes et sous-marines. Les conséquences de sa décision nous concernent comme elles concernent l’Europe toutes entière. Tant que les Américains sont engagés, France et États-Unis, avec le Royaume-Uni certainement, sans nul doute se parleront. Mais en l’absence des États-Unis, souhaitons-nous nous désintéresser du sujet ? Il me semble que nous n’avons pas d’autre choix, en prenant cette hypothèse très claire, qu’avoir une coopération plus étendue avec la France. »
Helmut réfléchit, puis ajoute.
« Monsieur le chancelier, l’affaire du tir iranien a montré que, si une défense antimissile était crédible pour des menaces conventionnelles, voire pour des tirs isolés de missiles à capacité nucléaire, elle n’est pas une alternative à la dissuasion nucléaire. Nous devons protéger notre pays et notre population dans tous les cas de figure, y compris celui d’un retrait américain, si la survie de la Nation est en jeu. »
« Oui. », répond le chancelier en fixant la fenêtre. La journée est belle et il devine les Berlinois profiter des nombreux espaces verts offerts par la capitale allemande. « La création d’une capacité autonome serait trop complexe et elle irait contre nos convictions d’éviter la prolifération des armements nucléaires. Je crois que nous n’avons pas d’autre choix qu’avancer sur le sujet avec la France et nos autres partenaires européens. »